VI - Talent reconnu > Décoration du théâtre de Belfort
De retour à Paris, Conrad a dû s’organiser pour s’atteler au gros
travail des décorations du théâtre de Belfort. Il s’agissait de quatre
compositions de grandes dimensions qui ne pouvaient s’exécuter sur
place et devaient, une fois terminées, être roulées, transportées, puis
installées à Belfort. Kickert trouva un grand secours chez son élève
Gil Roy (1) dont l’atelier
très vaste l’abrita pour ce travail. Une des difficultés venait du
format imposé, très large : cinq mètres quarante, mais d’une
hauteur limitée à un mètre vingt. La décoration devait prendre place au
sommet des murs, donc serait vue d’en bas et de loin, par les neuf
cents spectateurs du théâtre. Si l’on pouvait reléguer, au fond des
quatre toiles, des paysages meublant l’horizon, les personnages du
premier plan devaient être de bonne taille. Réduits à moins d’un mètre
vingt, ils auraient été miniaturisés, une réduction indigne de ce
qu’ils représentaient : la paix tenant dans sa main son rameau
d’olivier ; la guerre : un dieu Mars nu mais casqué, équipé de sa
lance et de son bouclier, avec en arrière-plan la citadelle de Belfort.
Ces deux figures devaient se côtoyer au-dessus de la scène, en
encadrant les armes de la ville. En outre, de chaque côté de la salle,
deux autres compositions : à droite, l’Agriculture couronnant la
Peinture, la Sculpture et l’Architecture ; à gauche l’Industrie
applaudissant la Musique, le Théâtre, la Danse et la Littérature (2).
Tout cela était bien conçu, chaque activité, chaque art célébré avait à
juste titre sa place, mais comment faire tenir onze allégories
prestigieuses sur une toile à peine haute comme un enfant ? Conrad
représenta la danse par un enfant debout sur la pointe du pied droit,
la jambe gauche levée, tenant, entre ses bras écartés, une longue
guirlande de fleurs en arc de cercle. Cet enfant occupait les cent
vingt centimètres alloués et s’en satisfaisait puisqu’il dansait
allègrement. Les dix autres figures devaient être symbolisées à la même
échelle, mais par des personnages adultes qui n’auraient pu déployer
leur taille. M. de la Palice souffla à Kickert une solution : il
fallait les asseoir ou les allonger. En obéissant à cet impératif,
Conrad s’attacha à varier leur attitude et à les occuper à l’activité
qu’ils représentaient ou du moins à leur en fournir les
attributs : une guitare, un masque, une palette, etc. Mais la
gageure s’avéra redoutable et les groupes réunis autour de l'Industrie
et de l’Agriculture, souffrent peut-être de monotonie et de quelque
raideur.
A la fin de ce travail et avant qu’il fût présenté au public (3),
Kickert, invité par les Bersier dans leur villa de
Saint-Jean-Cap-Ferrat, y prit quelque repos avec Gée et Titanne. Ce
furent d’ailleurs celles-ci qui se reposèrent, ce dont Gée avait encore
bien besoin. L’activité de Conrad resta intense là-bas. Il peignit près
de quinze vues des environs (4)
dont une douzaine de format appréciable (65 x 81 cm).
Jean-Eugène Bersier étant lui-même peintre et graveur, avait su faire
bénéficier son hôte de toutes les commodités pour travailler.
Ainsi, dès que la galerie Marck fut libre, Kickert y exposa "Douze points de vue d’un cap"
du 23 novembre au 5 décembre. La critique, cette fois-ci prévenue à
temps, réagit bien, y compris aux Pays-Bas. Si ce fut là-bas avec un
peu de retard (5), le
journaliste se montra convaincu : "Dans mes souvenirs, écrit-il,
cet excellent paysagiste est intimement lié à la mer grise et verte, et
aux ciels de Bretagne. Comment s’imaginer ce que Kickert pourrait faire
dans le pays de Cézanne ?... A notre étonnement, le Sud l’a
inspiré presque aussi bien que le Nord... C’est une série qui comptera
dans son œuvre".
La chute en quantité constatée en 1930 sur le travail réalisé de
Conrad, ne se retrouva plus en 1931 puisqu’environ quarante-cinq
tableaux y furent produits, d’une surface, on vient de le lire,
considérable pour quelques uns.
(1) : Gil Roy avait posé pour "la Vie de bohème" (cf. supra, année 1929, p. 272).
(2) : Les peintres de la
région, Léon Delarbre et Le Molt, honoraient, au-dessus des
avant-scènes, avec des œuvres plus modestes, deux poètes belfortains
par leurs portraits. Le foyer présentait une frise au-dessus des
portes, œuvre de Delarbre et trois panneaux de grande dimensions dus à
trois amis de Kickert : les peintres Bersier, Cochet et Lecaron. Sur la
façade extérieure du théâtre, trois motifs taillés dans le grès par
Zwobada. Ces renseignements sont pris pour l’essentiel dans un
compte-rendu d’André Warnod, envoyé spécial à l’inauguration du
théâtre, le 6 janvier 1932 (article et illustrations en première page
de Comœdia du 10 janvier 1932).
(3) : L’inauguration,
plusieurs fois reportée, n’eut lieu que le 6 janvier 1932, comme
l’avait annoncé à CK le maire de Belfort par sa lettre du 22 décembre
1931 (archives Gard-Kickert).
(4) : Note de CK inscrite dans son "carnet noir" (archives Gard-Kickert).
(5) : In Het Vaderland du 15 janvier 1932.