VI - Talent reconnu > Exposition particulière à Amsterdam
Heureusement, Kickert pratiquait toujours une méthode plus
traditionnelle : montrer ses œuvres dans des expositions. Il le
fit dès le 2 janvier pour des aquarelles à la galerie Charles-Marck (1).
Le groupe de collègues que Conrad avait souhaité y réunir s’était
constitué et il fut salué par un critique d’art comme "un groupe jeune,
intéressant et homogène, malgré des moyens d’expression assez divers" (2).
On y retrouvait des proches, les peintres Bersier, Cochet, Lecaron,
Thévenet, auxquels s’étaient joints Quizet et le sculpteur José Clara.
Kickert présentait des dessins rehaussés d’aquarelle, faits l’été
précédent à Deauville ou à Trouville. Le critique cité plus haut les
vanta comme "des réalisations aussi complètes que des peintures
réfléchies et exécutées longuement à l’atelier", ce qui dut toucher
Conrad, car s’il réfléchissait avec intensité en observant son sujet,
il avait, pour le traiter, employé seulement, dans ce cas comme
toujours, un flacon d’encre de Chine, son bâtonnet épointé au couteau,
un chiffon pour l’essuyer plus ou moins selon la dureté ou le moelleux
qu’il voulait donner au trait, et pour la couleur, un pinceau mouillé
d’un lavis d’aquarelle.
Il ne voulut pas exposer aux Indépendants ni participer aux Tuileries,
car Gée, d’une santé depuis longtemps délicate, se révéla atteinte d’un
cancer. On tenta de l’enrayer, à défaut de le guérir, par une opération
chirurgicale. Ce mal encore peu répandu, du moins le croyait-on parce
qu’il était mal connu, la tint dès lors sous sa menace et, de
rémissions en rechutes, lui vendait chèrement sa survie.
A Amsterdam, la galerie d’art et d’antiquités A.-Vecht (3)
avait offert à Kickert une exposition en mars. Gée se remettait de son
intervention et se proposait de faire le voyage, de voir l’exposition
et de visiter sa famille. Conrad partit le premier pour préparer
l’accrochage avec Vecht. A côté de dessins et d’aquarelles, l’essentiel
de l’exposition consistait en huiles : vingt à vingt-cinq. A
l’exception du "Lever" (4),
grande toile peinte en 1921, elles dataient de 1927 (une toile de
Bréhat), 1928 (six œuvres dont cinq paysages de Savoie), 1929 (quatre,
dont deux de Deauville), 1930 (huit œuvres : quatre natures
mortes, deux plages de Deauville, un nu et un autoportrait), et le
reste, de l’année même, notamment un nu représentant Diane, le modèle
qui avait déjà posé l’année précédente.
Cette présentation d’œuvres récentes donnait une idée du travail de
Kickert dans les différents genres. Son aptitude à rendre les figures,
tout comme les objets ou les paysages, s’y manifestait et s’affirmait
d’autant mieux que dans chaque catégorie, la diversité était grande
entre les sujets, les techniques et le sentiment.
La critique ne s’étendit pas sur l'ampleur de son inspiration et la
variété de son métier mais profita du choix qui lui était offert pour
vanter ce qu’elle préférait. Pour l’un (5), ce furent les natures mortes "qui appartiennent bien au meilleur de son œuvre vaste". Pour A. Plasschaert (6),
les paysages et particulièrement celui de Savoie "qui fait quand même
penser à Monet" et aussi "une mer blanche (Mesdag est ici moins loin
qu’il n’y paraît)". Non seulement la richesse de ce qu’offrait
l’exposition ne le séduisit pas, mais il la trouva inégale,
précisant : "cette disparité vient aussi...d’une technique qui n’a
pas cherché toujours la même solution aux problèmes". Dans un texte
précédé de la mention : "on nous écrit d’Amsterdam", comme s’il
s’agissait d’une provenance lointaine et presqu’inattendue, le NRC (7)
publia un article qui, à travers les œuvres présentées, s’attachait à
caractériser le peintre. Connaissant peut-être les réserves que Conrad
suscitait dans le milieu artistique du fait d’avoir poursuivi sa
carrière hors de son pays natal, l’auteur régla le problème dans sa
première phrase : "On peut devenir français aux Pays-Bas et rester
néerlandais en France". Il s’éleva au-dessus des discussions éternelles
sur le rôle et la place de la technique. Kickert, expliqua-t-il, est un
homme sage pour qui la technique n’est pas l’art en soi, mais un moyen
de s’exprimer sans lequel l’artiste n’est rien ; donc, en tant
qu’artiste, il ne pourra se passer d’être un grand artisan. Voici
pourquoi il a étudié tous les secrets de la technique, non en vue
d’effets faciles, mais pour qu’ils lui permettent d’atteindre le plus
haut niveau possible dans l’art de peindre. Il le jugeait néerlandais
comme coloriste, car "de ce point de vue, il est beaucoup plus riche
qu’un Français". Il se réjouissait qu’après avoir bénéficié à Paris des
stimulations d’un milieu nouveau, il ait voyagé en Bretagne, en
Normandie et en Savoie. Dans la façon dont Kickert avait traduit cette
nature avec ses contrastes et sa puissance, il lisait une âme
romantique qui n’avait cependant jamais perdu la maîtrise de soi. "A
côté de lui, la plupart de nos étoiles ici, paraissent bien pâles"
écrivait-t-il avant de conclure que le principal mérite de Kickert
était d’avoir conservé son propre caractère et de l’avoir affirmé dans
une époque si soumise aux diverses et souvent funestes influences.
Conrad écrivit à Gée à propos de l’article, le lendemain de sa
parution : "Déjà tout le monde m’en parle et me téléphone". Ce qui
faisait plaisir aux amis, entraîna aussi des amateurs. Sans compter
trois paysages de Savoie acquis par Vecht lui-même, une douzaine
d’œuvres furent vendues pour un total de l’ordre de quinze mille francs (8).
Toutefois, les acheteurs ne les réglèrent pas toujours au comptant et
quelques-uns le firent au compte-gouttes. Rien d’étonnant en période de
crise.
(1) : Rue Bonaparte, n° 33, Paris VIème. Cf. supra, année 1929, p. 262.
(2) : Charles Fegdal in la Semaine à Paris du 2 janvier 1931.
(3) : Cf. supra, année 1914, p. 90 ; année 1916, p. 100 ; année 1924, p. 184.
(4) : "Le Lever" 1921 (112 x
95 cm) Opus A.21-15, aujourd’hui au Musée d’art moderne de la
ville de Paris (Palais de Tokyo). Œuvre décrite année 1921
(p. 129) et 1924 (pp. 189-190).
(5) : Algemeen Handelsblad du 18 mars 1931.
(6) : De Groene Amsterdammer du 28 mars1931.
(7) : NRC (Nieuwe Rotterdamsche Courant) du 21 mars 1931.
(8) : Environ 10.000 € actuels.