VI - Talent reconnu > Conrad aux Etats-Unis
Le 17 octobre, le vernissage de la vingt-huitième exposition
internationale de peinture du Carnegie institute eut lieu à Pittsburgh,
aux USA. Kickert y présentait, comme prévu, cinq œuvres, pour cette
première expérience américaine. Tout avait débuté pour lui, comme on
l’a vu, le 6 février par une lettre du représentant en Europe de
l’Institut, Guillaume Lerolle : "Je suis allé hier au salon d’Art
français indépendant où j’ai vu votre toile 'Poissons et gibier'. Il
est assez curieux que depuis trois mois environ, j’ai écrit trois ou
quatre lettres à M. C.W.H. Baard, directeur du Stedelijk Museum à
Amsterdam, pour lui demander votre adresse, car déjà à Amsterdam
j’avais beaucoup admiré vos toiles". Si Guillaume Lerolle avait cherché
à joindre Kickert par le canal de Baard, c’est qu’il avait souhaité le
retenir comme le meilleur représentant des Pays-Bas à Pittsburg où
l’accrochage se faisait par pays. Probablement pour exclure ce risque,
Baard s’était gardé de donner l’adresse parisienne de Kickert. Petit
épisode de la guérilla entre Conrad et le milieu artistique de son pays
natal. Un autre exemple s’en trouve dans certains journaux néerlandais,
tirant du fait que Kickert s’annonçait sous son seul prénom dans les
expositions et les salons, la conclusion qu’il s’était fait naturaliser
français. Cependant, Lerolle poursuivait : "Puisqu’enfin j’ai
trouvé votre adresse, je me permets de vous envoyer une invitation à
envoyer cinq toiles à notre prochaine Exposition internationale
annuelle de Pittsburgh. Tous les frais d’expédition et d’assurance des
toiles sont supportés par l’institut Carnegie, aussi bien à l’aller
qu’au retour, si vos toiles ne sont pas vendues". Une notice jointe
donnait tous les détails sur l’organisation de l’exposition. Ce
fascicule contenait quelques bonnes nouvelles supplémentaires :
les toiles des peintres européens devaient, après Pittsburgh, être
exposées du 6 janvier au 17 février 1930 dans le Maryland, au Baltimore
museum of art, puis du 10 mars au 21 avril, dans le Missouri, au City
art museum de Saint-Louis. L’artiste avait à charge d’indiquer le prix
auquel il acceptait de vendre telle ou telle de ses œuvres, un prix sur
lequel l’Institut ne prélèverait aucune commission. Un jury décernerait
cinq grandes récompenses, s’étageant de trois cents à quinze cents
dollars (1). Pour la plus
importante, un industriel de Pittsburgh, M. Albert C. Lehman, offrait
un don complémentaire de deux mille dollars pour la toile couronnée et
achetait celle-ci dans la limite de dix mille dollars (2).
Mais Conrad n’obtint pas même une mention. Son envoi fut fort apprécié tout de même, notamment par the Arts qui le cite parmi les six artistes méritant le grand prix. En revanche, le Pittsburgh Post Gazette (3) jugea ses natures mortes plâtreuses, boueuses, lourdes comme du plomb. Le même critique trouva "le Moulin au crépuscule"
de Colnot, platement hollandais. Comme Kickert et Colnot étaient les
principaux exposants néerlandais, il conclut : "Les Pays-Bas cette
année se sont enfoncés au-dessous du niveau des digues". Son collègue, the Pittsburgh Sun Telegraph,
trouva une place pour reproduire "Poissons et gibier" entre les
trente-cinq photos d’œuvres qu’il publia dans un numéro spécial sur
l’exposition, du 20 octobre.
Les peintres américains avaient fourni cent trente-six des trois cent
quatre-vingt-douze œuvres exposées. Ce gros bataillon qui comptait des
artistes notoires, n’obtint pas le premier prix (4)
et ne décrocha que le deuxième ainsi que la première mention,
permettant à un Français, Georges Dufrenoy, de s’intercaler comme
troisième prix pour sa "Nature morte au violon",
et à un Anglais de mériter le prix spécial pour les tableaux de fleurs.
La contribution de la France avait donc été appréciée, d’autant mieux
qu’on ne peut pas toujours couronner les mêmes et que le premier prix
avait échu en 1927 à Matisse et en 1928 à Derain. Pourtant la
délégation française comprenait encore cette fois-ci des artistes de
renom avec Signac, Forain, Aman-Jean et Segonzac. Le dernier nommé
avait été appelé à faire partie du jury de sept membres qui désignait
les lauréats et cet honneur fait à la France autant qu’à sa personne
n’avait pu que renforcer la sourcilleuse objectivité de ce gentilhomme,
au point non seulement d’exclure toute partialité de sa part, mais d’en
empêcher même le soupçon, ce qui privait de son soutien ses
compatriotes et ses amis.
(1) : Il s’agissait du dollar or dont la valeur correspondait à 25 F de 1929, ou à 22 €/$.
(2) : Le total aurait donc théoriquement pu atteindre 350.000 €, cession de la toile comprise.
(3) : Du 17 octobre 1929.
(4) : Décerné au peintre italien Felice Carena.