VI - Talent reconnu > Carnegie institute
Ils n’affectèrent pas trop Kickert qui continua avec énergie son
travail. Il y était du reste contraint pour respecter ses engagements.
Il avait promis de remettre cinq toiles avant fin juillet à l’emballeur
(1) agréé par le Carnegie institute. Guillaume Lerolle, lors d’une visite rue Boissonade en mars, avait expressément retenu "Poissons et gibier" qu’il nommait sans attendre : "Fish and game", la toile vue au salon des Artistes français indépendants et "Un arbre à Bréhat" (2).
Pour le reste, Conrad s’était engagé à fournir un paysage, des fleurs
et une nature morte, sans préciser davantage. Lerolle le relança au
début de juin pour connaître les titres exacts et les valeurs de ces
trois dernières toiles. Kickert annonça alors le titre du
paysage : "la Citadelle de Saint-Tropez",
laissant aux natures mortes leurs dénominations très générales. Il
restait encore à peindre les trois tableaux d'une façon appropriée à
une exposition importante ; des œuvres de petit format ne
pouvaient suffire. Kickert avait eu raison de choisir un paysage de
Saint-Tropez, la magie de la côte d’Azur était un atout sur lequel on
pouvait compter. Mais en travaillant en plein air, un peintre doit se
contenter de toiles de taille modeste. Ce fut donc en partant de ce
qu’il avait fait sur place que Kickert peignit une grande "Citadelle" (3). Pour les "Fleurs" (4),
la nature fournissait au mois de juin un choix important d’espèces et
de variétés et même les prix pratiqués par les fleuristes devenaient
abordables. Kickert en profita pour composer des bouquets dans cinq
pots différents qu’il groupa derrière un plat d’étain chargé de fruits,
pour faire de l’ensemble le sujet d’une toile copieuse en soi, mais
dont l’organisation savante et complexe rehaussa encore la profusion.
Enfin, la dernière œuvre, une nature morte jusque-là indéterminée,
naquit sous le couteau à peindre de Conrad, sous la forme d’un coin de
table chargé des éléments nécessaires pour terminer un repas soigné, ce
qui lui valut d’être appelée spontanément "le Dessert" (5),
un titre que son auteur se contenta de ratifier. Elle offre un
contraste intéressant entre l’énergie de la touche et l’impression
d’intimité chaleureuse que dégage l’ensemble. On se laisserait
volontiers inviter, que ce soit pour le bourgogne blanc dont la
bouteille n’est qu’entamée, pour la brioche et la confiture maison,
pour les fruits sur le plat d’étain, pour ce que promettent la
cafetière de terre vernissée et le flacon de liqueur, et – pourquoi
pas ? – pour se servir de cigarettes dans ces paquets de taille et
de couleurs diverses où plusieurs mains ont déjà puisé.
Ainsi, les dernières toiles promises n’avaient plus qu’à sécher pour
être encadrées, emballées et emportées avec les autres vers leur destin
américain. Il ne pouvait appartenir à Kickert d’en organiser
l’accrochage et la présentation. Mais, en vieux routier des salons, il
avait fait en sorte d’en suggérer et presque d’en imposer la
disposition et il est donc fort probable qu’elles furent présentées
ainsi : au milieu, la plus haute et la plus large "Poissons et gibier"
(155 x 115 cm), encadrée par les deux autres natures
mortes ; toutes deux verticales et de format identique
(92 x 73 cm) ; aux extrémités, à droite et à gauche, "l’Arbre à Bréhat" et "la Citadelle", de même taille, horizontales (73 x 100 cm), mais présentant des sujets trop différents pour voisiner.
En août et de nouveau en octobre, les Kickert s’installèrent dans la maison de campagne prêtée par Gérard Cochet, à Montchauvet (6)
près de Mantes-la-Jolie. Conrad y travailla d’autant plus facilement
que son collègue Cochet avait installé sur place l’atelier qu'il
jugeait pour lui-même absolument nécessaire (7).
Cochet était lié à Amédée de La Patellière non seulement par l’amitié,
mais par une collaboration dans certains travaux, car ils partageaient
le même intérêt pour les scènes de la vie rustique. Trois tableaux de
Kickert se rattachent certainement à ce séjour : un portrait de
Gée (8), un portrait d’Anne à quatre ans assise sur une botte de paille (9) – la rusticité contagieuse ? – et une vue de la propriété (10) qui fut donnée à Cochet en remerciement.
(1) : Lerondelle, 76 rue Blanche,
Paris. Il avait été un temps le représentant des Couleurs de La Haye
(cf. année 1921). Il se présentait dans ses publicités comme "Emballeur
de tableaux et objets d’art. Correspondant des principaux musées
d’Amérique, Carnegie institute, etc.".
(2) : Egalement nommé par CK, dans son "carnet noir" et au dos d’une photo de Marc Vaux :
"Un arbre au-dessus du toit" 1927 (73 x 100 cm) Opus A.27-22, coll. particulière aux USA.
(3) : "La Citadelle de Saint-Tropez" 1929 (73 x 100 cm) Opus A.29-14, coll. particulière aux USA.
(4) : "Fleurs" 1929 (92 x 73 cm) Opus A.29-15, coll. particulière aux USA.
(5) : "Le Dessert" 1929 (92 x 73 cm) Opus A.29-16, coll. particulière aux USA.
(6) : Un bourg des Yvelines, entre Mantes et Houdan.
(7) : "Je ne travaille pas un
tableau d’après nature...le travail d’atelier est, pour moi, le fond
même de l’œuvre" Gérard Cochet (cité dans l’invitation à sa
rétrospective de 1987).
(8) : "Dans la propriété de Cochet, Gée en rouge" 1929 (55 x 46 cm) Opus A.29-17, coll. particulière aux Pays-Bas.
(9) : "Anna K. assise sur une botte de paille" 1929 (46 x 55 cm) Opus C.29-08.
(10) : "Les Granges de Cochet" 1929 (65 x 50 cm) Opus A.29-18.