VI - Talent reconnu > Les Modernes entrent au musée du Havre
En 1926, on s’en souviendra peut-être, Kickert avait promis d’aider le
conservateur du musée du Havre, le sculpteur Saladin, à réunir une
collection de tableaux modernes pour ouvrir une nouvelle salle. C’est
en 1928 que le résultat fut tout à fait atteint. Kickert avait appuyé,
auprès des cinquante artistes qu’il avait conseillé de démarcher, la
demande que leur avait officiellement adressée Saladin, dès l’été 1926,
de fournir une de leurs œuvres contre la somme, à peine avouable, de
deux cent cinquante francs (1). Ce montant, fixé en considération des
faibles ressources de la ville et du musée, n’empêcha pas des peintres
cotés de répondre favorablement. Certes Picasso, Derain, Matisse,
Segonzac, Signac, Utrillo, refusèrent ou ne répondirent pas. En
revanche, Foujita fut le premier à expédier une œuvre, un nu assis, en
octobre 1926, ce qui plongea Saladin dans la perplexité et la
honte : fallait-il lui envoyer deux cent cinquante francs ou
s’abstenir de ce qui représenterait un pourboire ? Il s’exécuta
finalement et tout se passa bien avec Foujita qui savait sans doute que
le prix payé par un musée est secondaire, et du reste secret, mais que
l’œuvre devait pour la gloire du peintre avoir été acquise et non
offerte en don. De plus, Foujita avait été encouragé personnellement
par Félix Fénéon (2) qui s’employa, en outre, à signaler dans plusieurs
articles l’initiative du Havre. D’autres artistes ayant donné leur
accord dès juin 1927, firent suivre leur envoi avant l’automne,
notamment Vlaminck.
Le 12 mai 1928, l’inauguration de la nouvelle salle des modernes – qui
étaient même des contemporains vivants – eut lieu en présence des
autorités et de la plupart des artistes concernés, lesquels
bénéficièrent du voyage aller et retour en première classe, de la
visite du port, d’un déjeuner et de discours louangeurs. La presse fut
favorable ; le public afflua au musée dans les jours qui suivirent
et apprécia les nouvelles acquisitions ; il ratifia aussi les
remaniements et l’envoi aux réserves d’une part importante des
collections anciennes, ce que le conservateur souhaitait sans oser
l’espérer, tant il craignait les réactions conservatrices en faveur
d’œuvres et d’objets qui faisaient partie de la mémoire collective des
Havrais. Mais ceux-ci abandonnèrent sans peine l’ordre ancien qu’un
critique (3) définissait comme un capharnaüm où des œuvres d’art étaient
mêlées avec les dons "de citoyens en mal de gloire" rappelant que "le
Breughel, honneur de ses collections, voisinait avec une girafe
empaillée".
Dans son numéro de décembre 1928, la revue l’Art et les artistes
publia, sur Kickert, un article de sept pages superbement illustré dans
lequel René Arcos disait son admiration pour cet ami, connu vingt ans
plus tôt, dont il admirait le caractère et le talent et qu’il
considérait "comme une des figures les plus attachantes de la peinture
contemporaine". Arcos concluait par deux lignes ouvertes sur
l’avenir : "Je le vois en pleine force, maître de tous ses moyens,
passionné de son art. J’ai toute confiance en lui".
(1) : Soit, en pouvoir d’achat de l’année 1928, 50 francs or ou 150 €.
(2) : Félix Fénéon 1881-1944,
critique d’art, directeur de la Revue blanche, ami de Verlaine,
Mallarmé, Huysmans, grand découvreur de talents, spécialiste des
Impressionnistes.
(3) : Qui signait Ivanhoë Rambosson, son compte rendu de l’inauguration.