VI - Talent reconnu > L'Ecole de Paris
Quelle époque favorable furent ces années d’après-guerre où la
production, les échanges, les bénéfices et l’emploi accumulaient les
progrès qui permirent à 1928 puis à 1929 d’afficher dans ces domaines
un niveau jamais atteint ! Au long des décennies suivantes,
marquées par la crise économique, puis par la Seconde Guerre mondiale,
ces records devinrent les références inaccessibles de la prospérité
perdue. C’est pourquoi nous avons du mal à comprendre ceux qui n’ont
pas bien vécu durant cette sorte d’âge d’or.
Le cas de Kickert parait cependant intéressant à commenter. En premier
lieu, à cause de sa qualité de sujet néerlandais exerçant en France une
profession libérale. Dans ce moment, notre pays abritait un nombre
élevé, excessif aux yeux de beaucoup, d’artistes d’Europe centrale, ou
de l’Est, ou d’Amérique du Sud, tous gens que l’histoire de l’art
englobe sous l’appellation d’Ecole de Paris. Le dictionnaire de Bénézit
attribue à Conrad un rôle important dans la constitution de cette
école ; la charge de délégué qui lui fut confiée en 1923 pour la
défense des intérêts des peintres étrangers, a été d’ailleurs évoquée
plus haut (1). En second lieu,
ce qu’a vécu Kickert revêt une signification particulière en raison de
son origine sociale, de sa culture et des liens étroits qu’il avait
noué avec des français, collègues ou amis.
Notons que, sauf le fait d’être peintre, la situation de Kickert ne
correspondait pas du tout à celle de ses collègues étrangers. Il servit
leur cause avec énergie et talent, ayant en vue, ce faisant, moins
leurs intérêts personnels ou le sien, que celui de l’art en général et
du prestige culturel de la France. Les réformes projetées aux
Indépendants ou à l’Automne, réformes qu’il combattit, se révélèrent
mauvaises pour ces salons. Les peintres de l’Ecole de Paris ne
songèrent jamais d’ailleurs à s’organiser en groupe de pression.
L’auraient-ils voulu, qu’ils n’auraient pu compter sur Conrad. Celui-ci
s’estimait redevable à la France d’y être accueilli et tenu, en tant
que son obligé, à une parfaite neutralité et discrétion. Il ne donnait
jamais un avis sur la politique, la législation, les mœurs françaises.
En somme, l’immigré idéal ! Il trouvait normal que les commandes
publiques allassent systématiquement à des artistes de nationalité
française, et fut étonné et reconnaissant lorsqu’il fut chargé par la
ville de Belfort de collaborer à la décoration du théâtre municipal (2).
Sauf sur ce point des commandes publiques, Conrad fut traité en France
aussi bien qu’il eût pu l’être aux Pays-Bas. Pour les rapports sociaux
ou professionnels, il ne subit non plus aucun handicap du fait de vivre
en France. Ses relations privées étaient nombreuses et choisies, ses
œuvres généralement bien reçues par la critique et le commerce de
l’art, dans la mesure – très restreinte – où il s’adressait à ce
dernier. Le fait de n’être inféodé à aucun marchand fut peut-être de sa
part une prétention excessive. Cependant les contrats avec un marchand
de tableaux procuraient rarement des ressources satisfaisantes et les
garantissaient encore moins. Pour expliquer qu’un peintre ait vécu si
difficilement de sa peinture faut-il évoquer la loi de l’offre et de la
demande ? Le nombre d’artistes exposés au salon des Indépendants
avait augmenté considérablement dans ces années d’après-guerre, mais
cette loi économique s’applique seulement si les biens offerts sont
tous de même qualité. Des réputations se sont faites, mais nul ne peut
savoir ce que l’on dira dans cinquante ou cent ans des œuvres
universellement admirées aujourd’hui.
(1) : Cf. supra, année 1923.
(2) : Cf. plus loin années 1930 et 1931.