VI - Talent reconnu > Pourtant, tout travail mérite salaire !
D’après le catalogue raisonné, forcément incomplet, quarante-trois
peintures exécutées en 1927 ont été cédées par Kickert au fil du temps
dans l’une ou l’autre des circonstances évoquées ci-dessus. Son travail
de l’année en cause a donc été particulièrement apprécié. Car les
sorties recensées d’œuvres produites en 1925, 1926, 1928 et 1929, sans
prendre en compte justement l’année 1927, se limitent à une moyenne
annuelle de trente (1). Mais
ces quarante-trois tableaux de 1927 n’ont pas tous quitté son atelier
au cours de cette même année ; les amateurs ne fixent pas toujours
leur choix sur les œuvres les plus récentes. Le reste est parti
postérieurement. Or Kickert inscrivait approximativement sur son carnet
les œuvres qu’il produisait année après année, mais il n’a jamais tenu
la comptabilité de ses ventes. Lorsqu’un événement de cet ordre se
produisait, il ajoutait sur ce carnet, en face de la toile concernée (2),
le nom de l’acquéreur ou celui de la galerie venderesse, sans jamais
indiquer la date, ni, sauf exception rarissime, le prix. Cette façon de
faire le définit assez bien : l’important était qu’une œuvre
existât ; secondaire, son destin commercial. Mais cela réduit à
des conjectures le calcul de ses rentrées d’argent pour une année
donnée. Son passif n’augmentant pas au fil du temps, il faut admettre
qu’il ne dépensait pas plus qu’il ne gagnait. S’il a néanmoins vécu en
empruntant sans cesse c’était que les nouvelles dettes servaient à se
débarrasser des plus anciennes. On se demande quel péché originel on
lui faisait expier si durement. Il avait certes profité de l’aisance
reçue de ses parents avant de vendre ou d’hypothéquer l’héritage
lui-même. Il se trouva finalement contraint de gagner son pain et celui
de sa famille non pas à la sueur de son front mais à l’exercice de
l’art qu’il avait choisi, et qu’il avait préféré à des emplois plus
nobles, comme le métier des armes, ou à d’autres plus sûrement
rémunérateurs que la condition de rapin. Ce constat, nourri de
conceptions bourgeoises, n’aurait pas été admis par Kickert, ni
seulement compréhensible pour lui. Car il n’était en rien un bourgeois.
Il voyait avec sympathie ses contemporains courir aux vernissages,
visiter des musées avec leurs enfants, mettre dans leur bibliothèque –
et quelquefois lire – des traités d’histoire de l’art, il était heureux
d'applaudir à l’achat, par l’État et à un prix colossal, d’un tableau
dont l’auteur était mort misérable – disons, Rembrandt, Vermeer ou van
Gogh (pour ne citer que des Néerlandais). Il voyait cela comme les
signes d’une remise à leur place des vraies valeurs et comme une
réparation. Il avait beaucoup souffert de l’étroitesse de vue de son
père mais se persuadait qu’elle ne pouvait être partagée par ce peuple
français qui s’était battu héroïquement naguère et savait si bien,
aujourd’hui, profiter de la paix. Il considérait de plus que les causes
de sa propre ruine, facilement identifiables, consistaient en actes
généreux de solidarité envers de grands artistes, ses contemporains et
compatriotes, qu’il avait aidés à vivre en achetant leurs œuvres et en
les exposant à ses frais au MKK. Pouvait-on lui reprocher d’avoir, par
le don de l’essentiel de sa collection personnelle, offert au public ce
qu’il aurait pu garder pour lui ? Le milliardaire américain qui
s’est constitué une collection de tableaux en donnant mandat à un
marchand de tableaux parisien d’acquérir pour son compte une vingtaine
de toiles impressionnistes et, trente ans après, d’y adjoindre des
Matisse et des Picasso, a droit aux titres de mécène et de pionnier,
même s’il n’a consacré à cette collection qu’une fraction modeste de
ses revenus. Kickert s’est ruiné à réunir la sienne, à acheter les
œuvres directement à des artistes encore inconnus voire décriés. De son
côté, le musée de La Haye a gardé dans ses réserves la plupart des
œuvres que Conrad lui a données de son vivant et s’il a fini par
accrocher à ses cimaises les trois Mondrian offerts par Kickert, ce fut
lorsqu’ils valurent une fortune.
(1) : Moyenne obtenue à partir de
chiffres très homogènes, de nature à satisfaire les statisticiens,
puisqu'ils s'étagent de 26 à 34.
(2) : CK n'a presque rien noté à propos de ses aquarelles et dessins.