VI - Talent reconnu > Querelle au salon d'Automne
Au salon d'Automne les critiques n’avaient qu’une toile de Kickert à se
mettre sous la dent. Ils furent donc plus brefs dans leurs
appréciations, ce qui n’empêcha pas celles-ci d’être variées. Ainsi Luc
Benoît (1) jugeant le peintre "lourd et terne", Raynal (2) ou Maytraud (3) flairant de la "cuisine". Mais aussi René Chavance (4) remarquant "l’équilibre des volumes", Vauxcelles (5) signalant "le véhément Conrad" et Gustave Kahn (6) le qualifiant de "bon paysagiste". Contrairement à Tabarant (7) et Vanderpyl (8) qui se contentèrent de nommer Kickert dans leurs listes, Thiébault-Sisson (9)
lui consacra des lignes qu’une fois de plus il faut citer, non parce
qu’elles sont élogieuses mais parce qu’elles appellent un commentaire.
Il écrivit : "On verra... une grande toile fortement construite et
peinte avec entrain, "la Ferme au grand arbre" (10) de Conrad Kickert". Si l’on se reporte à ce que "l’Après-Midi d’un peintre" avait inspiré au même critique trente et quelques mois
auparavant : "...la grande page méthodiquement ordonnée,
vigoureusement construite et d’une exécution truculente" il apparaît
que les termes sont voisins, sinon analogues. Pourtant les tableaux
analysés ne sont pas interchangeables : "l’Après-Midi d’un peintre" est quatre fois plus grande que "la Ferme",
laquelle est d’une taille usuelle pour une toile de salon. Si
Thiébault-Sisson écrit dans les deux cas qu’il s’agit d’une grande
toile, c’est donc pour qualifier le style, non les dimensions. Pour lui
Kickert peint "grand". De plus, que le peintre représente quatre
personnages ou bien se contente d’un bâtiment rural, il donne une
structure à son sujet. Le critique du Temps avait perçu ce que Conrad, un jour, formula ainsi : "Peindre c’est mettre de l’ordre dans la nature" (11).
Cependant, pour le peintre comme pour le critique, cet ordre, loin
d’être figé, se veut dynamique car il va de pair avec une fougue dans
l’exécution qui ne le détruit pas mais le sert.
Kickert n’en avait pas tout à fait fini avec le salon d'Automne. Pour
la première fois, cette année-là, par décision du comité, les œuvres
destinées à des monuments urbains et les envois relevant de l’art
décoratif avaient été exposés dans les mêmes salles que la peinture et
la sculpture. Les peintres et les sculpteurs, dans leur grande
majorité, critiquaient cet amalgame. A l’occasion de l’assemblée
annuelle de la Société du salon d'Automne (12),
les sociétaires firent part de leur désaccord avec ce nouveau
règlement. L’intervention dans ce sens de Kickert fut, parmi d’autres,
remarquée (13) et applaudie.
Lorsque Georges Desvallières, artiste de grand talent et auteur de
peintures murales et Maurice Dufresne, le père de l’Art déco, tentèrent
de défendre la nouvelle réglementation, l’assistance passa de la
turbulence au tapage. Le président ayant déclaré que le comité se
démettrait en bloc si sa décision était remise en question,
l’opposition, sûre de sa force, exigea que l’on comptât les voix.
Largement battu dans ce scrutin, le comité et son président, sans plus
parler de démission, se montrèrent soudain accessibles à une révision
de la disposition en litige, et, pour finir, résolurent de revenir au
statu quo ante. Conrad n’était pas animé par le désir de reléguer
certains collègues dans un emplacement moins favorable, ni par le
mépris de formes d’art qui n’étaient pas les siennes. Il respectait les
artistes de la qualité de Desvallières et tenait comme le plus
important des arts, non pas la peinture mais l’architecture, jugeant
que celle-ci récapitulait toutes les autres disciplines. Son opposition
au mélange des genres se fondait sur les raisons qui l’avaient déjà
conduit à regretter le placement par ordre alphabétique aux
Indépendants. Une exposition, ayant naturellement pour but de mettre en
valeur ce qu’elle présente, devait placer chaque œuvre dans l’entourage
qui lui serait le plus favorable. Conrad rejetait donc des voisinages
qui nuisaient, selon lui, à chacun (14).
(1) : Le Crapouillot de novembre 1927.
(2) : L'Intransigeant du 14 novembre 1927.
(3) : Soir du 8 novembre 1927.
(4) : La Liberté du 4 novembre 1927.
(5) : L'Excelsior du 7 novembre 1927.
(6) : Le Mercure de France du 1er décembre 1927.
(7) : L'œuvre du 4 novembre 1927.
(8) : Le Petit Parisien du 4 novembre 1927.
(9) : Le Temps du 5 novembre 1927.
(10) : Cette toile n° 454 du catalogue du salon d'Automne s'appelait en fait :
"Un arbre au- dessus du toit" 1927
Opus A.27-22, coll. particulière aux USA ; elle fut exposée en
1929 à Pittsburgh (USA).
(11) : In Opinions (op. cit).
(12) : Le samedi 17 décembre 1927 au Grand-Palais.
(13) : Cf. Dernières nouvelles de l'art du 24 décembre 1927.
(14) : Cf. Opinions (op.
cit.), chapitre VIII, troisième partie : "A côté de sa
bibliothèque, un homme civilisé devrait avoir sa pinacothèque, une
pièce avec des casiers, un chevalet et un seul tableau à regarder à la
fois". Et quelques lignes plus loin, d'un point de vue plus
pratique : "Il ne faudrait jamais accrocher un tableau près d'un
autre de façon que l'on puisse sentir la couleur de l'un en regardant
l'autre".