VI - Talent reconnu > Exposition particulière chez Bernheim
Une exposition de ses amis s’était ouverte à la Galerie d'art français le 18 octobre (1),
mais, privé de toiles, van Deene n’avait pu présenter de Kickert que
quelques gravures. Incitations plus sérieuses à un retour : deux
vernissages fixés au 4 novembre, d’abord celui du salon d'Automne (2), ensuite et surtout, une exposition particulière chez Bernheim-Jeune (3).
Il régla les préparatifs de cette dernière par correspondance (4),
puisqu’il ne rentra à Paris que tout à la fin du mois d’octobre. Marcel
Bernheim accepta que le 4 novembre sa galerie restât ouverte jusqu’à
dix-neuf heures, pour que ses invités aient le temps de s’y rendre
après le vernissage du salon d'Automne. Il déplorait, comme Kickert, la
coïncidence des dates qu’il avait été impossible d’éviter. Le libellé
des cartons d’invitation tint compte des désirs de l’artiste. Pourtant
Marcel Bernheim demanda confirmation du souhait de Kickert d’y être
désigné sous le seul nom de Conrad, ce que le peintre avait justifié
ainsi : "j’ai mis le peintre Conrad parce que signant depuis
toujours Conrad seulement, le nom de Kickert peut disparaître de la
circulation". Dans le premier jet de son brouillon, il avait même
écrit : "...je veux que le nom de Kickert disparaisse de la
circulation". Comme il signait ses œuvres de son prénom pour ménager un
père qui trouvait dégradant de voir son patronyme galvaudé, et comme
justement ce père était mort quelques mois auparavant, étant donné que
sous les termes utilisés, même dans leur version adoucie, perçait la
volonté de répudier un nom plutôt que celle de valoriser un prénom, si
l’on se remémore enfin combien Conrad était entiché de ses origines, la
surprise et les hésitations de Bernheim paraîtront bien naturelles,
devant un souhait qui pouvait relever d’un mouvement d’humeur plutôt
que d’une réflexion sereine. Conrad donna confirmation. Manifestation
d’orgueil d’un artiste estimant qu’il transmettrait plus de gloire à
ses descendants qu’il n’en avait reçu de ses ancêtres ? Une
réaction qui dépasserait alors celle d’Alfred de Vigny, écrivant :
"J’ai mis au cimier doré du gentilhomme, une plume de fer qui n’est pas
sans beauté". Hypothèse en désaccord total avec l’état d’esprit que
Conrad exposait à Bernheim dans la même lettre : "... j’avoue que
j’ai le trac. Une frousse bleue. Je suis de ceux qui ne sont jamais
contents d’eux-mêmes". Son mobile est à rechercher plutôt dans l’état
de ses relations avec les Pays-Bas. Kickert était passé du
désenchantement à l’écœurement. Certes il avait gardé en Hollande
d’excellents et fidèles amis. Pourtant il y suscitait quelquefois
l’envie et, plus souvent, la dérision. Là-bas il était un prodigue
ruiné, un francophile outrancier, un critique d’art iconoclaste venu
s’essayer à la peinture sans le secours d’aucun maître et qui osait
tâter de tous les genres : le paysage, la marine, le portrait, le
nu, la nature morte et même les compositions de grand format. Cette
dispersion, qui, selon ses collègues néerlandais, révélait
nécessairement un dilettante, ne l’avait pas empêché de publier dans
une revue artistique un traité de la technique picturale. L’autodidacte
professeur ! Des choses qu’on ne pouvait voir qu’à Paris...
(1) : Elle dura jusqu'au 8 novembre
et présentait, outre de superbes gravures, des tableaux et surtout des
dessins de Derain, van Dongen, Dufy, Maillol, Segonzac et même Picasso.
De ce dernier, il est possible que van Deene exposât le dessin retiré
du Rijksmuseum (ou plutôt des réserves de ce musée).
(2) : Au Grand-Palais.
(3) : Propriétaire : Marcel Bernheim, 2 bis rue Caumartin, Paris 9ème.
(4) : Brouillon de cette lettre de CK à la galerie Bernheim et réponses de Marcel Bernheim des 19 et 25 octobre 1927.