VI - Talent reconnu > La vocation d'un peintre
Conrad poursuivait pourtant, sans le moindre accommodement ni la
moindre pause, sa recherche de la vérité et de la sincérité en
peinture. Ce qu'il était sûr de faire bien l'intéressait moins que ce
qui comportait encore à ses yeux des problèmes. Les critiques d'art et
les acheteurs potentiels n'en demandent pas tant. Ils attendent de
l'artiste que, comme au cirque, il réalise le tour de force dont il est
capable et dont il est coutumier. A cette condition le peintre reçoit
des éloges et attire des commandes. Il ne déçoit pas, il ne déconcerte
pas. On peut faire fond sur lui. Il a une cote, il s'introduit dans le
marché de l'art comme une valeur industrielle s'introduit à la bourse.
De ce fait, l'artiste n'a plus de problèmes financiers, il nourrit sa
famille qui vit dans l'aisance. Au contraire, Gée devait subir des
sacrifices dans la voie que Conrad avait choisie. Une voie qui ne
garantissait pas au peintre d'atteindre au génie (la misère n'est pas
pourvoyeuse de génie). Puisqu'élever sa famille est aussi une
obligation morale, où se situe le devoir pour un peintre ? Quand
sert-il sa vocation et quand se renferme-t-il dans l'égoïsme ?
Tout devoir d'état est exigeant. Celui d'artiste est, en plus,
difficile à discerner.
Une éclaircie à travers ces vicissitudes fut le séjour à la fin d’avril et début mai chez Chris et Hetty de Moor (1) à Préfleury, à deux pas de Talou,
dans une maison dont l’installation avait bénéficié des conseils et
soins de Conrad lorsqu’ils l’avaient achetée en 1921. Ce furent de
délicieux moments pour les deux ménages et aussi pour Titanne (2)
Kickert et Annelietje de Moor qu’une photographie montre côte à côte
poussant chacune son landau de poupée en devisant avec le sérieux de
deux mamans qui ont mille choses à se raconter.
En juin les Kickert firent un séjour chez les Plumont à
Cormeilles-en-Parisis. Cet industriel, qui avait acheté une toile de
Conrad, était resté en relation avec le peintre et sa famille. Sa femme
et lui, qui n’avaient pas eu d’enfant, étaient en admiration devant la
petite Anne, ce qui donnait aux relations entre les deux ménages un
caractère plus chaleureux que celui existant entre artiste et amateur.
En cette dernière qualité Louis Plumont venait d’acquérir la "Plage rouge à l’île d’Yeu" (3)
encore accrochée au salon des Tuileries. Conrad peignit plusieurs
toiles aux environs de Cormeilles et fit don à Madeleine Plumont de "Fleurs au fond vert" (4).
Kickert n’avait pas exposé aux Indépendants car il avait démissionné de cette société le 20 février (5) pour marquer son désaccord avec les positions du comité. Il ne fut pas le seul dans ce cas (6). En revanche au salon des Tuileries, inauguré au Palais de bois le 25 avril, et où il avait été désigné comme placeur (7)
une nouvelle fois, il envoya six œuvres. Aucune figure, mais deux
paysages, deux marines et deux natures mortes. Les commentaires
allèrent surtout aux paysages. Arsène Alexandre s’intéressa au "Moulin à l’île d’Yeu" (8) qu’il cita en trois occasions (9). Gustave Kahn (10) remarqua aussi cette œuvre en même temps que "le Canal du Loing" (11). Chavance (12) jugea en gros les deux paysages comme "impressionnants de solidité" et Soubeyre (13) signala "un site somptueux" sans autre précision. Les marines (14) sont qualifiées de "houleuses" tant à Paris (15) qu’aux Pays-Bas (16) sans distinguer aucune toile en particulier. Vauxcelles (17)
jugea Conrad "chaud et valeureux" et la plupart des critiques
importants inscrivirent son nom dans les listes où ils exprimaient
leurs préférences (18). Ainsi les natures mortes (19) ne furent nulle part explicitement signalées (20).
Pourtant avant que le salon eût fermé ses portes le 15 juillet, elles
avaient été toutes deux vendues. La première, sur le prix de laquelle
Kickert avait dû consentir un sacrifice (21),
lui permit de partir avec Gée et Titanne pour l’île Bréhat où il reçut,
expédié par le secrétariat des Tuileries, le mandat provenant de la
vente de la seconde (22).
Mais ces heureux résultats ne furent atteints qu’à la fin de juin et en
juillet. En attendant Kickert rongea son frein. Il écrivit à Bronner le
27 juin : "Ici tout tourne autour de l’argent. Argent, argent,
c’est la seule chose importante. Tout l’esprit en est occupé. Or nous
voulons partir et pour partir nous avons besoin d’argent et déjà il
faut que je te rende ce que je te dois. Le seul moyen, étant donné que
le commerce de l’art est complètement à plat avec la crise du franc,
serait que nous sous-louions notre bien-aimé intérieur à une brute
d’américain, à une miss anglaise ou à un hollandais, et cela plutôt
aujourd’hui que demain. Ainsi nous espérons ne plus être à Paris le 3
juillet ; mais où irons-nous ? Certainement pas à Moret..." (23).
(1) : Cf. lettre de Valdo Barbey à CK du 2 mai 1927, et album de photos de famille (archives Gard-Kickert).
(2) : Titanne était son
diminutif (pour "Petite Anne") comme Annelietje était, en néerlandais,
celui de la jeune de Moor. Les deux enfants portaient le même prénom.
(3) : "Plage rouge à l'île d'Yeu" 1926 (73 x 92 cm) Opus A.26-22.
(4) : "Fleurs au fond vert" 1927 (56 x 45 cm) Opus A.27-21.
(5) : Cf. l'accusé de réception de cette démission le 26 février 1927 par le secrétaire général (archives Gard-Kickert).
(6) : Cf. infra, année 1929, pp. 257-258 (création du salon d'Art français indépendant).
(7) : Cf. lettre de Valdo Barbey à CK du 25 avril 1927.
(8) : "Le Moulin à l'île d'Yeu" 1926 (81 x 65 cm) Opus A.26-23.
(9) : In le Figaro du 26
avril, in la Renaissance des 20 avril et 1er mai 1927. Une photographie
fut en outre publiée in la Renaissance du début juin 1927 sous le titre
"le Moulin abandonné, île d'Yeu" et avec l'indication "acheté par la
galerie Mantelet".
(10) : In le Quotidien du 28 avril et in le Mercure de France du 15 mai 1927.
(11) : "Le Canal du Loing"
1927 (60 x 73 cm) Opus 27-04, reproduit in le Figaro artistique du
12 mai et in la Revue de l'art de juillet 1927.
(12) : In la Liberté du 26 avril 1927.
(13) : In la Nouvelle Revue du 15 mai 1927.
(14) : "Plage rouge à l'île d'Yeu" (op. cit.) et une autre marine non identifiée.
(15) : Par Demeure in 7ème Jour du 15 mai 1927.
(16) : Par le correspondant parisien du NRC (Nieuwe Rotterdamsche Courant) de mai 1927.
(17) : In l'Excelsior du 28 avril 1927.
(18) : André Warnod in
l'Avenir du 26 avril et Comœdia du 27 avril 1927 ; Tabarant in
l'œuvre ; Fierens in le Journal des débats ; René-Jean in
Comœdia du 26 avril ; Martin in Paris-Soir du 27 avril ;
Raynal in l'Intransigeant du 29 avril 1927 ; Pierre Ladoué in
l'Art et les artistes de mai 1927 ; Brecy in l'Action française du
12 mai 1927.
(19) : La première intitulée
"Fleurs" n° 481 bis du catalogue du salon non autrement identifiée
; la seconde intitulée seulement "Nature morte" 1926 Opus A.26-49,
n° 483 bis du catalogue.
(20) : Sauf dans des journaux
de Belfort, L'Alsace du 17 juin et France de l'Est du 29 juin, sous la
plume de Jean-Eugène Bersier, jeune peintre-graveur, d'une famille
belfortaine de premier plan, qui était occasionnellement critique d'art
et avait tenu à louer les œuvres de CK dont il était non seulement le
collègue mais l'ami.
(21) : La secrétaire du salon
des Tuileries avait écrit à CK le 18 juin en lui demandant s'il
consentirait pour un amateur vivement intéressé à descendre en dessous
du prix officiel de 5.000 F et même de la limite officieuse de
3.000 F pour ses fleurs.
(22) : La nature morte
n° 483 bis fut vendue 4.000 F (610,69 €), 3.200 F
(488,55 €) net pour le peintre) à un marchand de tableaux
australien (lettres du secrétariat des Tuileries à CK des 3 et 19
juillet 1927).
(23) : Archives Bronner, RKD (La Haye).