VI - Talent reconnu > Katia Granoff
L’application de Conrad à sa tâche fut très contrastée entre les deux
parties de l’année. Pendant le premier semestre, sa production fut peu
abondante, quelques natures mortes, un seul portrait, de dimension
modeste. C’était la conséquence des ennuis qui l’assaillaient. D’abord
la santé de Gée qui laissait toujours à désirer. Sa maternité
laborieuse pesait encore sur elle. Les soins à l’enfant, qu’elle
prodiguait avec une conscience poussée jusqu’au scrupule, la
fatiguaient. Ils se conjuguaient avec la charge d’un intérieur dont
l’ordonnance réglée par Conrad ne pouvait permettre qu’une chaise, un
livre, un cendrier, fussent déplacés puisqu’ils participaient à
l’agencement des volumes, à l’équilibre des couleurs, au miroitement de
la lumière, dans l’endroit précis qui leur avait été assigné par
l’esthétique fut-ce au détriment de la commodité. Conrad ne faisait
jamais de remarques sur les dérangements que la présence d’un enfant
occasionnait mais il ne pouvait s’empêcher de remettre systématiquement
en place tout ce qui était dérangé, ce qui, pour Gée, était pire.
Faut-il rappeler qu’il était, à cette époque, déshonorant pour une
femme d’être aidée par son mari dans les tâches ménagères ? Or ce
qui s’effectue aujourd’hui en un tournemain, par exemple changer le
bébé, se faisait avec des couches et des pointes en coton qu’il avait
fallu laver à la main, au savon de Marseille, faire bouillir puis faire
sécher en les étendant sur des fils à linge ; et, à moins d’être
une mère indigne, que l'on devait aussi repasser avec un fer en fonte
chauffé à la flamme. Il était nécessaire, de plus, sauf par les grandes
chaleurs, d’envelopper le nourrisson dans un lange de laine, à laver
aussi en cas "d’accident" et d’assujettir le tout par des épingles de
nourrice. La chemise de lin, aux petits boutons de nacre, les
brassières et le bavoir brodé devaient aussi être frais et propres
c’est-à-dire fréquemment changés. On pouvait trouver quelque
soulagement grâce à une domestique ou, à défaut, à une femme de ménage,
à la seule condition de les payer rubis sur l’ongle en fin de mois ou
de semaine. Or disposer d’argent à date fixe était une chose à laquelle
un artiste n’avait même pas le droit de rêver.
Souci d’un autre ordre, Kickert n’avait pas tardé à être déçu par Katia
Granoff. Elle n’avait vendu aucune des toiles reçues en dépôt. En
revanche, elle lui en avait acheté et réglé six à un prix dérisoire
qu’il accepta par nécessité. Granoff avait changé d’attitude envers
lui, sa déférence s’était muée en désinvolture. Aussi refusa-t-il de
participer à une exposition qu’elle organisa à sa galerie du 16 avril
au 16 mai. Dans le projet d’une lettre qu’il lui destinait (1),
il ressassait son écœurement et sa rancune. Il s’y épanchait au point
de détailler les affronts qu’il avait subi d’elle, de dénoncer la
bassesse des chers collègues, et d’exprimer le mépris dans lequel il
tenait leur talent. Heureusement on peut induire de son contenu, de son
style et de plusieurs autres signes (2)
que ce projet ne fut jamais expédié mais servit de défoulement au
peintre. C’est un document émouvant par sa sincérité et par les marques
qui s’y rencontrent d’un désarroi presque puéril. Ce qui surprendra,
c’est le rebondissement que réservait le destin. A peine deux ans plus
tard, Katia Granoff tomba en faillite et un stock considérable d’œuvres
des chers collègues fut liquidé en vente judiciaire à des conditions
forcément désastreuses pour ces peintres. Conrad, dont seulement deux
toiles appartenaient encore à Granoff, fut peu atteint par cet accident (3).
Comme chacun sait, Katia Granoff n’y sombra pas non plus et dans ses
entreprises ultérieures connut le succès et même la gloire, car c’était
une personnalité hors du commun. Issue d’une famille russe ruinée,
docteur ès lettres, elle avait choisi le commerce des tableaux par
passion. Elle en assimila les règles et même les ficelles mieux que
personne. Comme elle obtenait de bons résultats, elle pouvait se
permettre d’afficher son jeu sans pour autant s’aliéner ses clients ni
ses artistes. Dans les années soixante-dix, interpellée à un vernissage
par un quidam "Alors, Madame, comment va la peinture ?", elle
émit, avec son accent slave, cette réponse foudroyante "La
peinture ? ça n’existe pas ! La peinture ? C’est la
banque !" (4). Évidemment, Kickert et elle n’auraient pu faire ensemble un long chemin.
(1) : Archives Gard-Kickert.
(2) : Ce brouillon est rédigé sur la circulaire même que Granoff avait envoyée à "ses" peintres. Et il est signé.
(3) : Les cotes (relevées par Bénézit dans son dictionnaire) furent à la vente du 14 juin 1929 :
310 F (47,33 €) pour "Arbre au-dessus de l'Yvette" 1924 (73 x
54 cm) Opus A.24-25, collection à Londres ; 400 F
(61,07 €) pour la "Nature morte au pot d'étain" 1922
Opus A.22-30.
(4) : Anecdote rapportée par Jean-Eugène Bersier à l'auteur.