VI - Talent reconnu > Analyse des critiques d'art
Finalement, cinq critiques seulement analysèrent l’œuvre en sa qualité
de "composition", la jugèrent dans sa réalité de toile monumentale et
non comme une peinture de chevalet. Ce n’est pas un hasard si l’on
trouve parmi eux les papes de la critique de cette époque. Deux d’entre
eux ont des réserves à faire, mais connaissant les difficultés que ce
genre d’exercice impose aux peintres, y compris aux plus grands, ils
entourent leurs remarques de précautions et de politesses. Aux
Pays-Bas, le critique de Het Vaderland
écrit : "A ce groupe se joint l’imposante toile de Conrad
Kickert : au premier plan, trois nus ; à l’arrière un peintre
et son chevalet. Bien que les femmes soient bien groupées, il semble
que la composition dans son ensemble soit moins justifiée et nous
préférons la femme vue de dos, à gauche, peinte d’une manière large et
musicale. Cependant tous les hommages pour ce grandiose essai !".
Dans la Liberté (1),
Chavance expose longuement et prudemment son verdict : "M. Conrad
Kickert, lui aussi, s’est attaqué à des nus. Il les a couchés sur
l’herbe aux pieds d’un peintre assis à son chevalet. C’est une grande
toile qui représente un gros effort et contient d’excellents morceaux.
Pourtant, j’avoue ne pas être entièrement conquis. Il y a des duretés
rébarbatives. Réalisme ou parti pris ? Et puis, la construction
soigneusement établie en surface n’apparaît pas en profondeur.
Insuffisante gradation des valeurs ? Peut-être cependant ne
faut-il en accuser que l’éclairage assez défectueux de la salle".
André Warnod (2) est plus
concis mais ses qualificatifs constituent un bel éloge : "Conrad
Kickert réunit autour d’un peintre des modèles à l’abandon, composition
solide et savante". Emile Henriot (3),
en plus d’un jugement très favorable, situe l’œuvre dans l’ensemble du
mouvement pictural : "J’aime aussi beaucoup "le Peintre" de Conrad
Kickert, et ses trois grands modèles étendus par terre au premier plan
devant lui. Ces trois morceaux, de Kvapil, d’Yves Alix, de Kickert, que
je crois les plus solides du Salon, témoignent d’un heureux regain de
santé dans la jeune peinture. L’équilibre et la force ne sont plus
suspects. C’est tant mieux".
Venons-en à Thiébault-Sisson qui exerçait dans les colonnes du Temps (4) un
magistère alors indiscuté. Il avait consacré trois jours à visiter la
"cinquantaine de salles, des deux côtés d’une allée centrale d’un bon
kilomètre" à passer la revue des trois mille cinq cents toiles, placées
par ordre alphabétique des noms d’auteur, parmi lesquelles, écrivait-il
"le talent surabonde, hâtons-nous de le dire". Pourtant au long des six
colonnes de son article, il ne nomma que vingt-huit artistes, les seuls
appelés à constituer son panthéon de la jeune peinture. Kickert était
parmi les élus, en vertu de sa "grande page méthodiquement ordonnée,
vigoureusement construite et d’une exécution truculente".
Kickert prit avec détachement les paragraphes venimeux qu'Adolphe Basler lui consacra (5) : "C’est à ce même groupe d’artistes (6)
qu’appartient Conrad Kickert, lequel apparemment confond les secrets de
cuisine chipés aux anciens maîtres avec le véritable esprit de la
peinture hollandaise. Il est évident que certains de ses amis français
ont tiré profit de son savoir-faire, mais il doit bien être conscient
de ne posséder que le vernis extérieur des anciens maîtres, et pas leur
secret intime. Les maîtres hollandais avaient une représentation de la
forme plus noble que celle dévoilée par Kickert dans l’accumulation de
ses notations plates et naturalistes". L’article de Basler était
illustré de trois reproductions de tableaux présentés aux Indépendants.
Etaient ainsi distingués : "le Port" d’Alix, "le Boxeur" de Luc-Albert Moreau, c’est à dire deux amis de Kickert ayant "tiré profit de son savoir-faire" et… "l’Après-Midi d’un peintre" (7) . Basler avait-il choisi lui-même ces clichés ou bien était-ce le
fait du secrétaire de la rédaction ? Dans l’un comme dans l’autre
cas, il y a matière à questions. Mais la raison de l’aigreur de Basler
était évidente. Le critique cédait le pas au courtier en tableaux qui
n’avait pas trouvé un accueil favorable auprès de van Deene auquel il
avait proposé une exposition de son poulain Coubine.
Sans doute cette recension détaillée des appréciations de la critique
aura-t-elle lassé. Mais pour mesurer la place du peintre en son temps,
une occasion unique s’offrait de faire consciencieusement ce bilan
puisque l’œuvre exposée était, sinon la mieux réussie, du moins la plus
ambitieuse du peintre.
(1) : Du 21 mars 1925.
(2) : In l'Avenir du 20 mars 1925.
(3) : In Paris-Midi du 25 mars.
(4) : Ici, dans le numéro du 20 mars 1925.
(5) : En français in l'Ere nouvelle (Paris), et en allemand in der Cicerone (Leipzig) en mai 1925.
(6) : Basler vient de citer Gromaire, Goerg, Luc-Albert Moreau et Alix.
(7) : Un quatrième tableau,
une composition de Waldo Peirce "Petit-Déjeuner en Tunisie" était aussi
reproduit bien qu'il n'ait pas été exposé aux Indépendants.