Avant-propos > Avant-propos
Les riches personnalités et les vies intéressantes comportent des
aspects surprenants, parfois contradictoires ou paradoxaux. C’est le
cas pour Conrad Kickert. Voici un Néerlandais, né en 1882, dans une
famille patricienne tant du côté paternel que maternel. Epris de poésie
et de littérature, il acquiert très jeune une réputation de critique
d’art. A vingt-deux ans, sans prendre les leçons d’aucun maître, ni
s’agréger à aucune école, il se fait peintre. Dès ses premières œuvres
qui datent de 1906, il signe de son prénom Conrad, par respect pour son
père qui trouvait déshonorant que le patronyme des Kickert put figurer
au bas d’un tableau.
Il s’installe à Paris, plus précisément à Montparnasse où il passe
presque toute sa vie d’artiste. Refusant d’être lié par contrat à
quelque marchand que ce soit, il n’est pas connu d’un vaste public.
Cependant, les critiques d’art les plus compétents, admirent ses œuvres
exposées dans les grands salons comme ceux des Indépendants, d’Automne
et des Tuileries. Peu enclin à faire valoir son propre talent, il
promeut, à partir de 1911, l’art français contemporain aux Pays-Bas où
il expose, à ses frais, les plus évolués de ses collègues néerlandais,
à côté de l’avant-garde française qui vient d’inventer le Cubisme. Il
emploie l’argent hérité de sa famille, à acheter leurs œuvres. Rejeté
par ses compatriotes quand il n’a plus de quoi les soutenir, c’est
pourtant en faveur de La Haye, sa ville natale, que, de son vivant et à
un moment où ses finances sont bien serrées, il se dépouille des
tableaux qu'il avait collectionnés, un cadeau de cent œuvres,
comportant entre autres trois toiles de Mondrian qu’il avait été le
premier à distinguer et à louer.
Ayant constaté très vite que le Cubisme bride la liberté des peintres
et leur approche d’une transposition personnelle de la réalité
sensible, il recherche ce qu’il nomme un "Cubisme latent", attaché à
l’équilibre de la composition, sans faire l’étalage d’un système et de
ses rouages techniques. Il obéit aux leçons des grands maîtres dont il
a une connaissance intime et il approfondit sans cesse son métier, sa
réflexion sur l’homme et sur la nature sans jamais se reposer sur un
style, une manière et une technique en guise d’accomplissement
définitif. Son amitié va à des collègues, quelques-uns célèbres,
d’autres inconnus, qui ont en commun de partager son intransigeance en
matière d’éthique et son dévouement total à la peinture, à l’œuvre à
accomplir.
Qu’il accordât une importance exagérée à l’ancienneté d’un nom, aux
conventions de la politesse et même aux usages propres à un certain
milieu, c’étaient des travers évidents. Encore qu’ils ne l’empêchaient
pas d’apprécier à leur juste valeur, les qualités de ceux avec lesquels
la vie ou le hasard le mettaient en contact. Cette largeur de vue lui
attira beaucoup d’élèves, d’autant plus facilement que ses leçons
étaient gratuites et qu’il leur dispensait non seulement une
incomparable formation technique mais aussi la richesse de sa culture.
Le destin ne le plaça pas sur une route où il pouvait afficher ses
vertus sans efforts. Une fois ruiné – et même s’il fut le seul exemple
d’un artiste qui se soit ruiné à soutenir ses collègues – il dépendait
constamment du résultat aléatoire des ventes de ses œuvres. Il n’essaya
jamais de les rendre pour cela plus attirantes, de les plier à la mode
ou plutôt aux modes qui se succédaient. Il s’attacha à y mettre la même
honnêteté et toujours plus de profondeur, même si cela les rendait
moins aimables pour la sensibilité de l’éventuel amateur. Et comme, en
dehors de quelques années d’aisance, le prix de cette honnêteté le mit
quelquefois financièrement dans le besoin, il dut alors emprunter
auprès de collègues, de parents ou de relations, de quoi nourrir sa
famille et de quoi peindre.
Ce paradoxe illustre bien ce que fut sa vie. Gentilhomme, mécène,
critique d’art pénétrant et presque prophétique, peintre doué, sincère,
acharné au travail, reconnu d’une élite et ignoré du public, professeur
respecté et théoricien de l’art, il fut tout cela : non pas
successivement, mais à la fois et, pour l’essentiel, en permanence.