VI - Talent reconnu > Séjour à Honfleur
Au début de septembre, Osterlind et Kickert partirent ensemble travailler à Honfleur. A l’Hôtel du cheval blanc, Grand Café français et de Paris réunis,
situé quai Beaulieu, ils prirent deux chambres avec vue sur le port de
la Lieutenance et profitèrent de la pension qui comportait "une
nourriture épatante". Gernez (1)
consacra une après-midi à les promener en voiture, et ce fut leur seul
repos. Ils travaillèrent beaucoup en dépit d’un temps souvent
exécrable. Même s’il exagéra un peu pour calmer les craintes de Gée,
qui, se sentant abandonnée, inclinait à croire que les hommes menaient,
eux, la belle vie, Conrad fit de leur activité une description
impressionnante (2). "Nous
avons vécu en allant directement nous coucher à neuf heures, après le
dîner... car nous sommes morts de fatigue à cause de la tempête, du
vent, du soleil, de la pluie, du transport des toiles, chevalet, boîte
avec les tubes de couleur. Je ne parlerai pas des œuvres qui
s’envolent. Un bateau à voile, il disparaît soudain de notre vue ;
un banc de sable que l’on commence à peindre, il est submergé une
demi-heure après. Je suis tellement épuisé qu’aujourd’hui j’ai passé
mon temps à barbouiller sans entrain... Je dors très mal a) surmené b)
moteurs de bateaux, sifflement des bateaux à vapeur dans le port sous
mes fenêtres, dès quatre heures et demie parfois. En outre très
insatisfait de moi-même. J’ai des idéaux plus élevés que ce que je
réalise."
A la mi-septembre, la fin du séjour approchant, Conrad avait produit
cinq petites toiles "qui sont très bien" et six tableaux de
format "20 figure" (73 x 60 cm). Il était "très content" d’un de
ceux-ci et jugeait les cinq autres "à peu près bien". Il se plaignait
de n’être pas encore "libéré. Surtout, le dessin compliqué des bateaux
de pêche est difficile à faire avec le couteau dans la pâte". A cette
époque Conrad avait en effet nettement épaissi sa matière. Mais à en
juger par "Barques dans le port de Honfleur" (3),
une toile enlevée avec une fougue qui trahit l’œuvre faite d’après
nature, où les cordages s’élancent et se croisent avec leur tension
propre et un relief que module l’arrière-plan contre lequel ils se
détachent ou dans lequel ils se fondent, il apparaît que la sûreté de
main de Kickert résolvait sans désemparer les difficultés que la
précision de son œil avait soulevées à plaisir. Conrad peignit en tout
une vingtaine de toiles de Honfleur, dont trois ou quatre
ultérieurement, en atelier. De son travail de l’année on connaît en
outre, six nus ou portraits, cinq paysages, et vingt et une natures
mortes. Le léger fléchissement, en nombre, constaté dans sa production
l’année précédente n’avait pas duré.
On sait que Kickert n’aimait guère avoir affaire à des marchands de
tableaux et qu’en conséquence assez vite ceux-ci préférèrent l’ignorer.
En cette année 1925, il participa cependant à quelques expositions de
groupe.
A la Mayor gallery de Londres (4)
il exposa en janvier en compagnie de Dufresne, Herbin, Dufy et Valdo
Barbey. Kickert obtint de bonnes critiques dans le Times et l’Observer.
Quant au propriétaire de la galerie, conquis par le talent de Conrad,
il se persuada d’obtenir l’achat d’une de ses natures mortes "le Panier renversé"
par la Tate gallery. Et il présenta de nouveau des œuvres de Kickert en
mai. Le succès fut moins net ; le seul journal qui en parla fut le
Sunday Times, avec une appréciation médiocre. Mais Fred Hoyland Mayor,
ayant vu fondre entre temps ses espoirs de faire entrer Conrad dans un
grand musée d’Angleterre, décida, geste rare, d’acheter pour lui-même "le Panier renversé (5)" et le paya deux mille francs.
A Paris, Conrad avait exposé avec Alix, Kars, Utter et Valadon à la galerie Visconti (6). Puis, à la galerie Marguerite-Henry (7),
il présenta des aquarelles dans un groupe comprenant notamment Hermine
David, Kvapil, Dufy, Goerg, Waroquier. En décembre, il montra une
marine à la galerie Visconti. Il n’avait pas donné suite à une offre de
la galerie Carmine (8), mais accepta celle du salon Tunisien (9).
(1) : Paul-Elie Gernez s'était
établi à Honfleur et consacrait à la région son beau talent de peintre.
Il mourut à Honfleur en 1948.
(2) : Lettre de CK à Gée datée "mardi soir", probablement le 8 septembre 1925 (archives Gard-Kickert).
(3) : "Barques dans le port de Honfleur" 1925 (73 x 60 cm) Opus 25-13.
(4) : Cork Street, n° 18 (Old Bond Street).
(5) : "Le Panier renversé" 1923 (60 x 73 cm) Opus A.23-35.
(6) : Jusqu'au 8 avril 1925, 26 rue de Seine Paris VIème.
(7) : Du 16 au 30 juin, 35/37 rue de Seine Paris VIème. Directeur de la galerie : Gaudefroy.
(8) : Rue de Seine, Paris VIème.
(9) : Ouvert le 12 mars à Tunis, où il envoya :
"la Ferme à l'Yvette" (100 x 81 cm) Opus A.22-34, et
"la Cruche blanche" (81 x 100 cm) Opus A.25-45.