VI - Talent reconnu > Les deux épouses
Curieuses, ces deux unions que Conrad eut successivement avec des
femmes remarquables mais dotées de qualités presque contradictoires.
Mary, une personne posée, respectueuse des usages, attentive aux
préceptes moraux, capable de dévouement et de pardon, à l’abri des
passions romantiques comme des élans charnels ; Gée, d’une
sensibilité vibrante, trouvant dans sa sympathie naturelle pour les
êtres et dans sa passion pour Conrad, une source intarissable de
générosité, d’émoi et d’abandon, mais aussi de déconvenues et de
souffrances. Mary, blonde potelée, à la taille un peu lourde,
personnifiait la femme d’intérieur, la gardienne du foyer. Maintes fois
photographiée par Conrad, un ouvrage ou son enfant sur les genoux,
assise sur une bergère à l’enveloppement de laquelle elle ne
s’abandonne pas, elle apparaît comme un modèle de sérénité et de bonté
placide. Vue par le même objectif, Gée figure généralement debout, à
demi cachée derrière le chambranle d’une porte, ou s’y appuyant de son
bras nu levé, ou encore, le buste soutenu par un coude, alanguie sur un
divan. Toujours élégante, souple et mince, avec dans ses yeux immenses
une expression mélancolique qu’on lui voit aussi sur ses portraits. En
elle quelque chose de fluide évoquait le mouvement, et pour ceux qui
aujourd’hui connaissent son trop court destin, le passage. Pourtant,
aux dires de ses amis, elle était gaie et même exubérante. Mais ce
dernier trait est souvent le masque de natures pessimistes et
anxieuses. De plus les portraits de Gée ne sont pas les seuls où Conrad
aura débusqué, sous les expressions et attitudes changeantes de ses
modèles, leur nature profonde. Et l’on a maintes preuves que ce don de
révéler ce qui se cache sous ce qui est apparent, peut appartenir au
photographe aussi bien qu’au peintre.
Gée avait bien des emportements torrentiels, mais plus souvent dans
l’indignation que dans le bonheur. Pendant les longs mois d’attente de
l’enfant qui lui avait été trop longtemps et trop souvent refusé, elle
se concentra sur cet espoir de maternité, et y subordonna tous ses
instants. Ayant pris un taxi, elle eut peur soudain d’avoir confié sa
grossesse au hasard et enjoignit au chauffeur de ralentir, ce qu’il
fit. Mais c’est sans doute au pas qu’elle aurait voulu être conduite
car elle martela des deux poings la vitre de séparation jusqu’à ce
qu’on s’arrêtât, elle paya en hâte, et descendit. Elle raconta son
aventure à des amies qui frémirent à la pensée du risque couru par le
conducteur.
Conrad s’était préoccupé au début de mai, de faire changer d’air à sa
femme et avait obtenu d’Huyot et d’Alix, la possibilité de dresser sa
tente sur deux bouts de terrain aux environs de Valmondois pour l’un et
de Clermont dans l’Oise (1)
pour l’autre. Il n’eut pas à choisir car en dépit de la bonne volonté
que ce projet manifestait, l’équipée parut irréaliste à Gée. Le 19
juillet, elle donna le jour dans de grandes douleurs, à Anne, un
superbe bébé de huit livres trois cents. Relevant de couches, Gée était
trop faible pour assumer sa charge de maîtresse de maison. L’invitation
faite aux Kickert par Yvonne et Anders Osterlind à passer quelques
semaines chez eux à Versailles fut la bienvenue. L’amitié des deux
ménages, récente, s’était vite développée. En fait il s’agissait plutôt
d’une double amitié : celle de Gée et d’Yvonne et celle de Conrad
et d’Anders, car chaque épouse faisait quelques réserves sur le mari de
l’autre ; Yvonne trouvait à Conrad de trop grands airs et Gée un
côté "copain de régiment" à Anders, qui lui faisait redouter son
influence sur Conrad. Mais chacune surmontant ses réticences, les deux
ménages restèrent très liés et leurs enfants le devinrent.
(1) : Lettre d'Yves Alix à CK du 7
mai 1925 et deux lettres d'Albert Huyot à CK, non datées, mais
postérieures au 11 mai 1925 (archives Gard-Kickert).