VI - Talent reconnu > Conrad chipote !
En dépit de l'offre amicale des Eekhout, il n’aurait pas été
raisonnable d’envisager pour Gée un voyage aux Pays-Bas et de risquer
un nouvel accident. D’autant moins que sur place elle souffrait déjà de
toutes sortes de malaises qu’elle subit jusqu’à ce qu’un médecin en
diagnostiquât la véritable cause, une appendicite chronique. Elle en
fut opérée en avril (1)
malgré sa grossesse et dès lors se porta mieux. Eekhout l’apprit par la
concierge des Kickert, à qui il avait écrit, inquiet de ne pas recevoir
de réponse à ses lettres. Ce silence avait pour origine une bouderie de
Conrad qui n’avait pas apprécié qu’on supposât pénible de vivre à ses
côtés. Mais Eekhout félicitant Conrad et se réjouissant des bonnes
nouvelles indirectement reçues, lui fit la leçon dans sa lettre du 8
mai avec plus de sévérité encore : "Si au moins l’artiste pouvait
passer ses humeurs hors de la maison et ainsi ne pas faire de mal à sa
femme enceinte !"
Il se permettait cette algarade en qualité d’ami d’enfance et aussi
parce qu’il connaissait bien la nature de Conrad. Il le savait sujet à
l’emballement comme à l’abattement et d’autant plus exigeant et égoïste
qu’on lui manifestait plus de dévouement. Kickert mécontent pouvait se
taire pendant des heures voire des jours ; il attendait que Gée crie sa
fureur impuissante. Il y avait du tyran domestique chez cet homme si
affable envers les tiers. Ce tempérament explique bien des brouilles
entre Conrad et ses amis, et aussi le fait que ceux qui n’en connurent
jamais, tels Gromaire et Dubreuil ou de très passagères comme Eekhout
et Bronner, furent ceux qui ignoraient ses humeurs et tenaient ferme
devant lui.
Sa première épouse, qui supportait son abandon avec une inaltérable
dignité eut aussi, cette même année, à essuyer ses foucades à propos
d’une affaire bien mince mais assez significative pour qu’elle soit
exposée. Le père de Conrad sombrait dans le gâtisme. Il devenait
nécessaire de le remplacer dans les fonctions de subrogé-tuteur
d’Aleyda, la fille aînée de Conrad. Mary de Breuk s’en ouvrit à Keuls.
Elle proposa son frère pour cette fonction mais se rendit facilement
aux arguments de Keuls faisant valoir que le subrogé-tuteur ayant été
logiquement choisi du côté de Conrad puisqu’elle exerçait elle-même les
fonctions de tutrice, il serait normal qu’il en fût de même pour son
remplaçant. Elle suggéra alors le nom d’Offerhaus, époux de la
demi-sœur de Conrad. Saisi par Keuls de cette proposition, Kickert
l’écarta sans donner de raisons, au profit de son demi-frère Johan qui
habitait Java. Or l’absence des Pays-Bas constituait pour cette
fonction un empêchement absolu. Conrad proposa alors son frère Nicolas
qui résidait à Amsterdam. Mary, constatant que Conrad n’avait fourni
aucun motif pour récuser Offerhaus, maintint sa proposition et fit part
de son intention, si Conrad persistait à n’en pas vouloir, de revenir
au choix de son propre frère. Keuls insista auprès de Kickert sur
l’insignifiance du rôle d’un subrogé-tuteur, limité à la surveillance
de la gestion des biens appartenant en propre à la mineure, ce qui dans
le cas d’Aleyda, lui enlevait tout objet. Conrad proposa alors Niehaus
ou Eekhout mais Mary jugea qu’il était préférable pour sa fille qu’elle
eût éventuellement affaire à un oncle plutôt qu’à un étranger à la
famille. Conrad accusa Keuls de défendre les intérêts de Mary au lieu
des siens, soupçons qu’étayait dans son esprit le fait que Mary n’ait
pas pris de son côté un avocat. Puis il échafauda un scénario où le
rôle du subrogé-tuteur devenait fondamental. Mary, imaginait-il,
pourrait, grâce à la connivence d’un subrogé-tuteur complaisant,
liquider massivement, en ventes publiques, ses œuvres et les restes de
ses collections au détriment de leur cote, s’il venait à mourir avant
qu’Aleyda fût majeure. Cet égoïsme de créateur et de collectionneur,
excusable parce qu’instinctif, devenait insupportable lorsqu’il le
conduisait à prêter de sombres desseins à des gens d’une parfaite bonne
volonté (2). C’était
peut-être une motivation inconsciente qui, sa ruine financière étant
consommée, le poussait à évoquer une grosse fortune potentielle. Ou
bien pensait-il, par un souci vétilleux à propos d’une formalité
juridique, prouver l’intérêt qu’il portait à l’avenir de sa fille, ou
cherchait-il seulement à s’en convaincre lui-même ?
Des mois passèrent car Conrad faisait attendre ses réponses, tout en
augmentant ses exigences à chacune d’entre elles. Il en vint à juger
que la meilleure solution serait d’exercer lui-même le rôle de tuteur
et de laisser celui de subrogé-tuteur à Mary, oubliant que celle-ci
avait eu par force la responsabilité d’Aleyda du jour où lui-même
avait, en même temps que le domicile conjugal, abandonné la mère et
l’enfant. Finalement, Conrad annonça à Keuls qu’il viendrait lui-même
faire valoir ses arguments à la séance du tribunal où devait être
désigné le nouveau subrogé-tuteur. Il n’en fit rien, et cet épisode
trouva banalement la solution souhaitée par Mary sans la moindre
référence aux états d’âme de Conrad (3).
(1) : Par le Dr Henri Godard, 55 rue Lhomond Paris Vème, qui reçut pour honoraires :
"Anémones" 1925 (73 x 60 cm) Opus A.25-23.
(2) : Le 15 septembre 1925, Keuls
écrivait à CK que Mary de Breuk n'avait pas encore modifié le testament
fait en sa faveur durant leur mariage.
(3) : Sur cet épisode, cf. lettres de Keuls à CK entre avril et décembre 1925 (archives Gard-Kickert).