VI - Talent reconnu > Création du salon des Tuileries
Conrad Kickert participa pourtant au salon des Tuileries. Cette
association récemment créée ouvrit sa deuxième exposition le 25 juin au
Palais de bois, construction éphémère édifiée à la porte Maillot (1).
Le président était Albert Besnard que l’implacable et spirituel Degas
qualifiait de "pompier qui a pris feu". Les exposants étaient nombreux
(cinq cent cinquante) et les talents ne manquaient pas non plus avec
Jacques-Emile Blanche, Chagall, Dufresne, Friesz, Gleizes, Goerg,
Gromaire, Laboureur, Lebasque, Lhote, Lurçat, Matisse, La Patellière,
Sérusier, Vallotton, van Dongen, Vlaminck, sans oublier Jean de
Brunhoff (qui, un jour, créa l’éléphant Babar) ; et pour la
sculpture : Bourdelle, Despiau, Gimond, Maillol, Zadkine. Kickert
envoya trois toiles (2) : un nu "le Lever", une marine "Tempête à Touanau", une "Nature morte de poissons". Si le nu est de 1921, l’explication en est que les nus plus récents servaient d’études pour la monumentale "Après-Midi d’un peintre" dont il ne fallait pas révéler une des composantes.
"le Lever" fut remarqué par Jean-Louis Vaudoyer (3), Vauxcelles (4), René-Jean (5) et Martin (6). La nature morte fut jugée ici "robuste" (7) tandis qu’ailleurs, c’est le peintre qui se montrait "particulièrement vigoureux" (8). Pour Tabarant (9), l’œuvre était "puissamment écrite" et Louis Gillet (10) y vit "un morceau magnifique". La marine plut à Rythme et synthèse (11) par la "touche pleine, très disciplinée". Varenne alla jusqu’à construire une longue phrase pour la Revue de l’art (12),
car un mensuel spécialisé peut prendre le temps de s’expliquer ;
il constata donc : "Barbey, Manguin, Kickert, si différents de
tendance qu’ils soient, cherchent, par delà le métier, une composition
serrée et poursuivent le style".
Au salon d'Automne (13), Kickert aurait dû, en principe, exposer "l’Après-Midi d’un peintre" (14).
Eut-il un doute sur les mérites de cette toile ? Et le doute
aurait bien pu concerner son œuvre dans son ensemble. En plein mois
d’août, à Talou, il fut rongé
par un de ces accès de cafard dont on ne savait pas toujours s’il les
subissait ou bien s’il en éprouvait de temps à autre le besoin. On se
rappellera la lettre de Gromaire citée plus haut (année 1921). Cette
fois-ci, son collègue et ami, Valdo Barbey (15),
vint à son secours par une lettre du 20 août qui vaut par son
indéniable sincérité et parce qu'elle montre des sentiments rares entre
collègues :
"...vous avez une véritable nature d'artiste, vous êtes le peintre
type, le plus fervent, le plus respectueux de son art parmi les
quelques amis que j'ai ; rien donc de surprenant à ce que vous
traversiez de temps à autres des crises comme celle que vous me
décrivez A votre doute de vous-même, je vous répondrai que depuis que
vous peignez il vous a été accordé de "bâtir déjà une maison", oui,
vous avez construit quelque chose de solide qui peut résister au temps
et attendre le jugement de l'époque qui viendra. Si par malheur, Conrad
Kickert devait subitement cesser de vivre, il resterait une vingtaine
de toiles de lui, tout à fait belles pour rappeler son nom aux
générations à venir. – Est-ce à mépriser ? Être à peu près certain
que malgré bien des défaillances et de nombreuses œuvres manquées ou
inachevées, on a pu réaliser et conduire jusqu'au bout vingt toiles qui
peuvent aller au musée, cela ne constitue-t-il pas pour leur auteur une
tranquillité morale ? Je ne dis pas ce qui précède pour vous
flatter mais parce que c'est ma conviction. Vous laisserez quelque
chose de fort et d'abouti derrière vous, parce que vous avez toujours
été un pur artiste qui n'a jamais sacrifié à la mode. Bien que votre
aîné de quelques mois, je me sens votre cadet en peinture. Vous m'avez
toujours parlé avec bonté et compréhension et mes efforts ont toujours
suscité votre bienveillant intérêt, aussi ai-je pour vous de la
reconnaissance jointe à une affectueuse estime pour l'homme, l'ami et
l'artiste que vous êtes."
(1) : Cette halle d'exposition qui
étirait une longueur de trois cent cinquante mètres sur les anciens
terrains des fortifications, était tout de même construite sur les
plans d'Auguste Perret, qui, pour cette fois, avait renoncé au béton.
(2) : "Le Lever" 1921 (112 x 95 cm) Opus A.21-15, coll. Musée d'art moderne de la ville de Paris ;
"Tempête à Touanau" 1923 (81 x 100 cm) Opus 23-27 ;
"Poissons à la cruche grise" 1923 (92 x 73 cm) Opus 23-17.
(3) : In Echo de Paris du 8 juillet 1924.
(4) : In l'Excelsior du 26 juin 1924.
(5) : In Comœdia du 29 juin 1924.
(6) : In Paris-Soir du 27 juin 1924.
(7) : Chavance in Beaux-Arts du 15 juillet 1924.
(8) : Sarradin in le Journal des débats du 26 juin 1924.
(9) : In l'œuvre du 6 juillet 1924.
(10) : In le Gaulois du 26 juin 1924.
(11) : Article signé Bureau in Rythme et synthèse, juillet 1924.
(12) : In Revue de l'art, septembre 1924.
(13) : Du 1er novembre au 14 décembre 1924, au Grand-Palais.
(14) : "L'Après-Midi d'un peintre" 1923 (190 x 198 cm) Opus 23-11 (en fait l'œuvre est de 1924, cf. p. 192, note 35).
(15) : Valdo Barbey entre
1922 et 1924 a beaucoup travaillé pour des décors (et peut-être des
costumes) de théâtre et de ballet. Pour le théâtre de l'Atelier (de
Dullin) et pour les ballets russes de Diaghilev.