VI - Talent reconnu > Installation rue Boissonade
Le Moderne Kunstkring, étiquette infamante ! Depuis le désastreux
voyage de février, Kickert n’était plus retourné aux Pays-Bas. Les
hommes de loi néerlandais lui signifiaient par courrier les étapes de
sa dépossession. La lettre de van Deene lui apprenait les succès de la
calomnie. Elle tombait bien mal. Certes Kickert avait eu au début de
l’été la chance insigne de découvrir un atelier à Paris et, bien qu’il
n’eût pas à quitter Talou avant
décembre, il s’était empressé de le louer. Puisqu’il ne pouvait
subvenir aux frais de deux résidences, il devait préférer Paris pour
être moins éloigné des amateurs et des galeries d’art et réunir sous un
même toit, domicile et atelier (1). Le bail signé le 3 juin, pour une entrée possible dans les lieux à partir du 15 juillet (2),
concernait un vaste atelier de six mètres sous plafond coupé à
mi-hauteur sur un tiers de la surface par une soupente. Il était au
premier étage, au fond de la cour d’un bel immeuble, sis 18 rue
Boissonade (3). S’il était
judicieux d’avoir saisi cette opportunité, elle aggrava néanmoins d’une
charge nouvelle le dénuement des Kickert, et très vite ils se
trouvèrent démunis.
La rareté des amateurs, et peut-être la lassitude des amis prêteurs,
les conduisirent au début de l’automne à se demander de quoi ils
vivraient le lendemain et quel toit les abriterait le trimestre
suivant. Or Gée mal remise de son accident de février, en avait fait un
autre au printemps (4). Elle
céda au découragement puis à l’anxiété, et, n’en pouvant plus,
s’épancha dans une lettre aux Eekhout, leur révélant la triste
situation : six mille francs de dettes et pas un sou vaillant à
quelques jours du terme d’octobre de la rue Boissonade, et à trois mois
du départ forcé de Talou.
Eekhout, comprenant qu’il n’était plus question, comme en juin, de
conserver une propriété inhabitée et lointaine mais, cette fois-ci, du
foyer et de la survie de ses amis, prit immédiatement la plume pour
leur annoncer en deux lignes qu’il allait les secourir. Ce billet mis à
la poste, il fit sans désemparer toutes les démarches utiles, et, le
même soir, 8 octobre, put leur écrire : "... je pense que vous
avez besoin de mille florins, ce qui fait à peu près sept mille francs (5).
Je pourrais vendre des obligations qui me restent mais cela prendrait
du temps. Je vais emprunter la somme à mon patron, qui est d’accord,
mais il faudra que je rembourse avant Noël".
Cette année-là, pour la première fois, Kickert fléchit. Il peignit
moins : une trentaine de toiles environ pour toute l’année. Il est
vrai que l’une d’entre elles, titrée plaisamment "l’Après-Midi d’un peintre" est la plus vaste composition qu’il peignît jamais. Près de
quatre mètres carrés et quatre personnages : le peintre
s’escrimant sur sa toile et devant lui, en pleine nature, trois modèles
nus ! Il n’avait pas eu l’aiguillon que constituait d’habitude
l’envoi au salon des Indépendants où il refusa d’exposer. Ce salon se
tint sous l’empire de ses récentes réformes et en subit les
conséquences. Claude Roger-Marx, dans les Nouvelles littéraires,
constatait : "L’abstention presque générale des étrangers de
talent vivant à Paris prive d’intérêt ces sections improvisées :
on cherche (...) Picasso dans la salle espagnole, Foujita dans la salle
du Japon, Kickert dans la salle hollandaise". Au cours d’une réunion
d’opposants au nouveau règlement, Conrad, bien qu’absent, fut désigné
comme membre d’une délégation chargée de rencontrer officiellement le
comité du salon, avant l’assemblée générale de mai (6).
On ne vit pas souvent non plus dans de bonnes galeries parisiennes Conrad exposant avec des collègues (7)
comme il l’avait fait jusque-là. Oublia-t-on de l’inviter ? C’est
peu probable. Il faut voir là sans doute un signe de découragement de
sa part. De même il avait rejeté une proposition d’exposition
particulière que lui avait faite à la fin de l’année précédente, pour
le début de 1924, le Rotterdamsche Kunstkring.
(1) : Bien qu'évidente, cette
solution mit quelque temps à s'imposer à CK. Le 27 septembre 1923, il
avait fait part à Bronner de son désir d'acheter une petite maison au
hameau du Buisson, à côté de Talou (archives Bronner, RKD, La Haye).
(2) : Le loyer était payable en quatre termes trimestriels de 600 F chacun, charges en sus.
(3) : Cette rue qui joint
aujourd'hui le boulevard du Montparnasse au boulevard Raspail était, à
l'époque, composée de deux tronçons séparés par un terrain privé où
était établi un manège. L'immeuble, dont la façade n'a pas changé,
avait été construit avec des pierres provenant de l'ancien palais des
Tuileries.
(4) : Lettre de Jo Niehaus du 22 mai 1924 : "Comme c'est ennuyeux que Gée soit de nouveau malade" (archives Gard-Kickert).
(5) : Les Pays-Bas avaient
conservé le florin or qui pesait (et valait) le double du franc or. La
monnaie française en circulation était cotée trois ou quatre fois moins
sur le marché des changes. La dévaluation de 1926 (le franc de "quatre
sous") était presque inscrite dans les faits.
(6) : Lettre de Gromaire à CK, non datée, probablement d'avril 1924 (archives Gard-Kickert).
(7) : On ne trouve trace de
sa participation qu'à la galerie Visconti où il exposa deux fois ;
d'abord avec Asselin, Chagall, etc. du 17 octobre au 1er novembre
1924 ; puis avec Yves Alix, Kars, etc.