VI - Talent reconnu > Débâcle financière
Après Talou, dénouement aussi
pour le Prinsengracht. La vente eut lieu dans la première semaine de
janvier et se termina sur une enchère de treize mille florins (1).
La première hypothèque, compte tenu des frais, n’était pas entièrement
couverte. Pour parer à la menace de faillite, Kickert dut se rendre à
Amsterdam en février. L’apurement de cette dette mit à contribution
l’acompte de van Hall.
Ce revers parut pourtant bien anodin aux Kickert, plongés soudain dans
un vrai drame : Gée avait tenu – imprudemment peut-être – à
accompagner son mari aux Pays-Bas. La fausse couche qui l’y terrassa
lui aurait ôté la vie sans la rapidité de jugement et d’intervention du
Dr Beyerman, le frère de Lous. Mais elle resta affaiblie par cette
épreuve et inconsolée de cet espoir anéanti.
La débâcle financière suivit son cours. La créance du notaire Gefkens
restant impayée, celui-ci, à défaut de trouver un acquéreur à
l’amiable, mit en route la vente judiciaire de Geerteheem ; elle ne concernait pas le mobilier (2)
mais les terres et la maison. Eekhout, l’ami d’enfance, sollicité par
Conrad, s’était excusé de ne pouvoir le sortir de ce mauvais pas mais
avait obtenu de Gefkens un ultime sursis : "Tu as donc quinze
jours pour trouver deux mille florins", écrivit-il le 24 juin à
Kickert. Eekhout ne savait pas, à ce moment, que son ami devait déjà
emprunter pour régler des factures qui avaient trop attendu et même
pour faire face à la vie courante. La vente aux enchères se fit en
juillet avec un résultat décevant (3). L’achat par Vecht, célèbre antiquaire, collectionneur et marchand de tableaux d’Amsterdam, de "la Route de l’enclos" (4), en avril, pour deux cent cinquante florins avait été certes le bienvenu mais n’avait pu retarder une liquidation inéluctable.
Ce qui pouvait avoir une valeur marchande, Kickert avait compris dès
1923 qu’il fallait s’en séparer pour se procurer de quoi vivre ; il
avait songé à monnayer les tableaux, gravures et dessins des maîtres du
XIXème siècle qu’il avait dénichés ici ou là, dans le passé. Ces œuvres
de Manet, Daumier, etc., de par leur caractère de trouvailles, ne
possédaient pas l’indispensable "pedigree" ; il aurait fallu
consacrer du temps et des démarches à leur authentification. Or Conrad
était absorbé par sa peinture et accordait aux experts une confiance
limitée. Du reste, même s’il était bon connaisseur, il ne faut pas
exclure qu’il se soit ici ou là montré trop généreux dans une
attribution. Ce n’était pas le cas certes, des estampes japonaises qui
avaient fait partie des "vieilleries" (5) achetées à Mondrian, mais cette illustre origine, qui maintenant retient l’attention des historiens d’art (6),
ne signifiait rien en 1923 ou 1924. En définitive rien ne se vendit car
rien ne fut sérieusement offert à la vente. Il ressort bien de la
correspondance de van Deene que celui-ci fit quelques efforts pour
aider Conrad dans ce domaine, mais sans vraie motivation de part ni
d’autre.
En revanche, van Deene apparaissait très désireux d’ajouter à la
promotion de peintres français contemporains, une activité de courtier
en tableaux, sans se limiter à une époque ou à une école. Il y voyait
une possibilité d’exploiter ses contacts et relations tant avec des
amateurs néerlandais qu’avec les grands marchands parisiens. Il essaya
d’y intéresser Kickert en faisant état de commissions à partager. Mais
là encore, Kickert réagit mollement.
Une seule fois, pour une aquarelle de van Gogh, Conrad s’efforça, on ne
sait pour le compte de qui, de trouver un amateur, et eut une
correspondance à ce sujet avec de Bois (7).
Van Deene qui d’abord n’avait pas cru à l’authenticité de cette œuvre,
s’impatientait ensuite de ne pas la vendre. Mais Conrad, échaudé, ne
s’en occupa plus. Et pour les affaires auxquelles van Deene voulait
l’associer, il se montra réfractaire, ne répondant pas sur ce point à
ses lettres ou mettant des semaines, voire des mois, pour seulement lui
procurer ou lui retourner les photographies des œuvres en cause. Van
Deene ne cessait de s’en plaindre mais comment pouvait-il espérer que
Kickert s’arrachât à son labeur de peintre pour démarcher galeries et
amateurs ?
(1) : Lettre de van Deene à CK du 8
janvier 1924 (archives Gard-Kickert). Les meubles qui appartenaient à
CK ne furent pas vendus, van Deene s'en servit pour la galerie et plus
tard les remit à sa sœur comme l'indique une lettre de Jo Niehaus aux
Kickert, en date du 28 mai 1925 : "… Il est heureux que nous
ayons pu avoir les meubles du Prinsengracht…".
(2) : Une partie de ce
mobilier alla dès le printemps chez van Deene qui conserva un sofa et
quatre petites chaises. Le reste fut déménagé à l'automne vers
Amsterdam, sauf un coffre et une armoire promis à Bronner. C'est encore
an Deene qui reçut le tout. Sa femme, avec une belle simplicité, avoua
"notre intérieur est spartiate et manque de tout". Lettre de van Deene
avec post-scriptum de Mme van Deene du 25 septembre 1924 (archives
Gard-Kickert). Enfin le peu qui restait fut vendu aux enchères à
Amsterdam par van Deene agissant pour le compte de CK à l'automne 1925,
pour une poignée de florins (lettre de van Deene à CK du 4 mai 1924,
archives Gard-Kickert).
(3) : C'est-à-dire qu'elle
couvrit bien la dette mais ne laissa rien à CK. Post-scriptum de la
lettre de van Deene à CK du 2 août 1924, où ce résultat médiocre est
évoqué sous la forme interrogative, pour ménager CK (archives
Gard-Kickert). En fait CK ne s'était pas fait d'illusions puisqu'il
avait écrit à Bronner le 14 juillet 1924 : "La vente publique aura
lieu le 22. Le notaire réclame les deux mille florins de l'hypothèque
et je ne les ai pas. C'est bien dommage car cela ne va rien rapporter.
Tu auras donc quand même ton coffre. Veux-tu d'autres meubles pour ta
maison. Ainsi je ne posséderai plus rien au monde. Très sain. "
(archives Bronner RKD, La Haye).
(4) : "La Route de l'enclos"
1920 (100 x 81 cm) Opus 20-10. La vente se fit par van Deene chez
qui la toile était en dépôt. Le prix correspond à 1.500 €, ce qui,
pour une vente à un marchand, au surplus lié à CK, est d'un bon niveau.
(5) : Cf. année 1919, p. 115, note 8.
(6) : Cf. Herbert Henkels, in
catalogue des expositions Mondrian "De la figuration à l'abstraction"
présentées à Tokyo (1987) et à La Haye (1988).
(7) : Carte postale de J.H. de Bois à CK; non datée, cette carte, d'après le contexte, serait de l'été 1924.