VI - Talent reconnu > Exposition Conrad chez Van Deene
Kickert termina l’année aux Pays-Bas comme il l’avait commencée en
France : par une exposition particulière. Rien de comparable
certes entre les pièces de l’appartement du Prinsengracht et l’enfilade
de salles de Barbazanges. Mais van Deene avait fait de son mieux :
une date bien choisie (1) –
quelques semaines avant la Saint-Nicolas – des annonces dans les grands
journaux, des photographies d’œuvres pour l’illustration de leurs
articles, l’envoi de six cents invitations personnelles. Le résultat
fut maigre, une seule toile vendue et encore de dimensions modestes. La
critique parut un peu plus réservée qu’à Paris. Niehaus ne put sonner
de la trompe comme à l’accoutumée, sa rédaction lui ayant probablement
recommandé la mesure (2). Pourtant N.H. Wolf, dans de Kunst, décrivit avec une admiration chaleureuse les principales œuvres exposées. Au sujet du "Lapin blanc"
il fit un commentaire très technique comme on en jugera par ces
quelques lignes : "Le fond aussi est magnifiquement
travaillé : vivant et malgré tout discret, donnant de la couleur
aux objets et faisant bien venir à leur juste valeur leurs tons, tout
en restant lui-même, comme invisible...". Le NRC analysa la même toile, en détaillant les mérites de sa construction.
Van Deene avait remis au secrétaire de la rédaction du Groene Amsterdammer, qui était le complément hebdomadaire de l’Amsterdammer, une photographie de "la Belle Fermière",
que ce journal décida de publier. Cette reproduction illustrait la
critique de l’exposition Conrad par Hennus alors que ce tableau n'y
avait pas figuré. Il est vrai qu'Hennus ayant cette fois encore, trempé
sa plume dans une encre très amère, citait (3) l’appréciation de "la Belle Fermière" formulée quelques mois auparavant dans le journal parisien l'œuvre :
"L’un des grands envois de ce salon" (l’Automne 1922), mais pour
poursuivre : "ce qui est montré à Amsterdam ne répond pas
entièrement aux attentes que ce jugement aurait pu susciter". Puis,
tout en constatant des progrès chez Conrad, il dénonça un excès de
vigueur tout à fait gratuit à ses yeux : "Visiblement, c’est avec
cela comme avec ses empâtements ostentatoires qu’il épate la critique
française et le public français. Quant à nous, nous lui souhaiterions
un peu de la délicate réserve que justement les meilleurs de ses frères
français dans l’art savaient garder dans leurs plus riches épanchements
de couleurs". Encore qu’inattendue, la leçon de bon goût donnée à
Conrad, à la critique et au public français, est une appréciation
esthétique, par conséquent tout à fait respectable. Mais dans les trois
lignes finales de l’article une animosité envers la personne du peintre
se fait jour : "Monsieur Kickert a maintenant un nom. Puisse cela
lui permettre de s’affirmer en travaillant uniquement au raffinement et
à l’approfondissement de son art".
La veille de la parution de cet article, de Bois avait consacré de longues colonnes dans le Haarlemsch Dagblad
à cette même exposition. Disons pour être précis qu’il y avait consacré
un tiers de son texte en un commentaire admiratif. Le reste était une
longue évocation du personnage de Kickert : le journaliste, le
fondateur du MKK "un événement tellement important du point de vue
éthique et esthétique", le mécène et le peintre d’avant 1920, le tout
avec amitié et même émotion. Et, dans cette partie-là, de Bois justifie
Conrad d’avoir choisi de travailler en France, déplore que dans son
pays natal il n’ait pas été reconnu à sa juste valeur comme peintre,
rappelle tout ce que tel et tel, nommément cités, lui doivent de leur
réputation, et il impute la disparition du MKK à leur jalousie et à
leur égoïsme : "Tant qu’il organisait, arrangeait et surtout
régalait, les liens restaient bien serrés, mais quand il eut plus
d’ambition et voulut exposer comme eux, les amis trouvèrent qu’il
exagérait...". De Bois n’avait aucun intérêt personnel à défendre
Conrad Kickert, et ses remarques risquaient même de lui mettre à dos
bien des peintres notoires. Son intervention donne du crédit à l’idée
que Kickert se trouvait en butte à une campagne de dénigrement dont on
pouvait paradoxalement trouver la source en remontant jusqu’au Moderne
Kunstkring et qui avait trouvé un nouvel aliment avec la création de la
Galerie d'art français. Bien que, comme on l’a vu, Kickert n’eût pas
souhaité que ses anciens collègues en fussent exclus, cette galerie,
aux yeux de certains, exerçait une concurrence illicite sur leur
territoire (4). De Bois, en
tous cas, ne s’était pas jugé concurrencé en tant que marchand
puisqu’il terminait son article par cette recommandation :
"...l’exposition ferme samedi prochain, mais je pense que vous pouvez
encore vous rendre quelques jours plus tard chez M. van Deene. Il vous
recevra volontiers avec courtoisie tous les jours de dix heures à midi
et de deux à cinq... Cette galerie n’est pas encore assez visitée par
les Hollandais et en cela je voudrais les stimuler...". Quel confrère,
bon sang de bois !
Van Deene dut, plus encore que Kickert, tirer un réconfort de ces
lignes. Sa galerie n’était pas florissante et matériellement il n’était
pas loin de la misère (5) mais
il se démenait en faveur de ses peintres. Il multipliait les
expositions de groupe, comme on l’a vu, mais aussi particulières (6)
et au fil des mois trouva des amateurs pour Moreau, Favory, Dufresne,
Gromaire, Waroquier, Dubreuil, Segonzac, Vlaminck (2 lithos),
Boussingault, Sabbagh. Il s’agissait généralement d’œuvres mineures,
car ses correspondants parisiens – et il s’en plaignait amèrement –
gardaient pour eux le dessus du panier. Ces efforts finirent cependant
par porter des fruits en ce sens qu’ils profitèrent à la réputation des
peintres concernés et à travers eux à celle de l’École française. En
effet, les critiques d’art néerlandais ne tinrent pas pour négligeables
ces expositions dont ils rendaient compte : non seulement Just Havelaar
ou Niehaus (évidemment) dans de Telegraaf, mais Mme de Meester dans le
NRC, Maria Viola dans le Handelsblad, Wolf dans de Kunst, C. Veth dans
Nieuws van den Dag. Et parmi les peintres, beaucoup estimaient van
Deene. Segonzac en voyage aux Pays-Bas lui fit une longue visite (7) et l’encouragea amicalement, bien que ses marchands à Paris et à Londres fussent d’un tout autre calibre.
Certes il ne vendit pas beaucoup d’œuvres de Conrad mais les galeries
parisiennes n’avaient guère fait mieux et une estimation des sommes
probablement encaissées par Conrad entre fin février, moment où il
s’était mis à jour de sa situation chez Barbazanges, et la fin de
l’année, donne un montant très insuffisant pour assurer la simple
survie du peintre et de sa femme.
(1) : Du 10 au 24 novembre 1923.
(2) : Tout ceci ressort de
trois lettres de van Deene à CK, l'une de fin novembre, les autres des
5 et 25 décembre 1923, par lesquelles visiblement il se justifie en
face d'un CK déçu.
(3) : In de Amsterdammer du 24 novembre 1923.
(4) : Il est vrai que la
situation matérielle des peintres néerlandais était plus ingrate encore
que celle de leurs collègues français. Jo Niehaus en fait le constat
dans une lettre à CK et Gée du 4 novembre 1923 : "C'est ici
tragique pour les artistes. Weyand bénéficie d'une subvention qui
s'arrête en janvier. Que fera-t-il avec ses cinq ou six enfants ?
Alma a pratiquement bouffé tout son argent, Lau n'a presque plus rien"
(archives Gard-Kickert).
(5) : Opposé au vœu de CK de
faire cadeau au musée de La Haye d'une toile que lui, van Deene, aurait
pu vendre à un amateur en encaissant un bénéfice, il lui écrivit dans
sa lettre du 23 octobre 1923 : "je proteste, aussi longtemps que
ma femme et moi souffrons de la faim comme c'est le cas actuellement,
si je n'y gagne rien" (archives Gard-Kickert).
(6) : Pour la seule année
1923 : Gromaire du 4 au 25 février ; Waroquier (en
février) ; Valdo Barbey du 20 avril au 12 mai ; Kees Veth, un
Hollandais, en juin ; Dubreuil du 11 au 31 octobre ; Conrad
Kickert du 10 au 24 novembre ; Favory et Thévenet (dessins) en
décembre.
(7) : Lettre de van Deene à CK du 23 octobre 1923.