VI - Talent reconnu > A la Galerie Barbazange
Pour Conrad l’événement ne se situait pas au Grand Palais mais rue du
Faubourg Saint-Honoré, à la galerie Barbazanges. C’était sa première
exposition particulière en France (1)
; de plus sous une enseigne prestigieuse, ce qui en faisait, sinon un
couronnement, du moins une étape décisive de sa carrière. Il n’y
présentait pas de portraits, la galerie les ayant certainement jugés
d’une vente plus difficile que les natures mortes et les paysages.
Trente de ceux-ci (2) et vingt et une de celles-là alternaient dans les élégantes salles de la galerie suivant l’ordre chronologique de 1917 (3) à 1923 (4).
Nulle toile des périodes antérieures : une maison sérieuse de la
rive droite n’allait pas évoquer les errements d’un cubiste et encore
moins la destruction par le feu de deux années de production ! Si
ces lacunes ne permettaient pas à l’exposition d’être tout à fait
représentative, en revanche son homogénéité contribua à son succès.
D’après l’article qu’il publia dans le Temps (5),
on devine que Thiébault-Sisson n’aurait pas supporté plus de
fantaisie : "Le peintre Conrad Kickert, dont une exposition
importante est ouverte galerie Barbazanges, peut passer pour un des
talents les plus fermes et les mieux équilibrés que l’enseignement de
Cézanne, appuyé par les exemples de Dufresne, ait produit. D’année en
année, depuis la guerre, nous l’avons vu se dégager des outrances qui
l’avaient caractérisé au début. Sa couleur s’est éclaircie ; sa
matière est devenue moins épaisse et plus belle, et sa formule se
caractérise aujourd’hui par une ampleur, une solidité et une puissance
d’effet qui s’imposent. Ses paysages du soir, toujours un peu lourds,
ont une grandeur d’allure saisissante, et ses dernières natures mortes
attestent une inclination manifeste à égayer de jolis gris et de notes
vraiment lumineuses la monotonie d’une palette antérieurement réservée
aux bruns foncés et aux noirs". Quant à Edmond Jaloux (6),
l’idée même que Conrad eût pu autrefois se compromettre dans des écoles
d’avant-garde n’aurait su lui venir à l’esprit : "Conrad Kickert a
fait à la galerie Barbazanges une exposition générale, tout à fait
remarquable. M. Conrad Kickert est un peintre sensuel, que les théories
de notre temps n’ont guère troublé ! Il peint comme les
Hollandais, ses ancêtres, parce qu’il aime le monde extérieur et que sa
matière lui plaît. Personne de moins révolutionnaire que lui. Une
chouette morte, un vase de Chine, lui suffisent pour s’exprimer avec
une truculence et une mesure à la fois qui nous charment. Son lyrisme
est véhément et contenu. Quels beaux paysages cuits et recuits comme un
émail, patinés, dorés, dont la richesse massive et profonde rappelle,
parfois – bien que de très loin – la cuisine somptueuse d’un
Monticelli !"
Vauxcelles consacra quelques lignes louangeuses au peintre dans deux publications (7) évoquant à son sujet Guigou (8) "et ce n’est pas, en mon esprit, un mince éloge". Pour le New York Herald (9), la franchise de sa touche fait penser aux toiles bretonnes de Gauguin. Vanderpyl (10)
jugea que "ses paysages possèdent quelque chose de cette atmosphère
intime... que saisirent si bien, après les Ruysdael et les Hobbema, nos
maîtres de Barbizon". Waldemar George (11),
bien que trouvant chez Kickert "une facture large et concise" dénonçait
sa grande influence "sur tout un groupe de peintres...comme contraire à
l’esprit de la peinture française". Il déplorait "la couleur passée...
noyée dans un jus brunâtre" qui donnait à ces tableaux "l’air de toiles
de maîtres couvertes de glacis et de vernis bruns". Sans nier cela, le
critique du Telegraaf (12)
soupçonnait l’influence du Cubisme dans les œuvres de Conrad et n’y
voyait en rien un pastiche des styles du passé. Aux Pays-Bas encore, le
NRC (13) publia un article
étrange tant il était décousu, tissé de contradictions, défiant ainsi
l’analyse, le résumé et même la citation. Conrad fut donc abondamment
loué, mais peut-être surpris de la variété des impressions produites
par ses œuvres, les mêmes toiles ayant évoqué pour les critiques, ici
Ruysdael, là Gauguin !
Avant la fin de l’exposition, l’annonce fut faite que "le Pot chinois" (14) avait été acquis par l’Etat, pour le musée du Luxembourg (15).
Nous ne savons pas combien de toiles furent vendues en tout (peut-être
cinq ou six), ni leur prix de vente. Le résultat fut suffisant pour
couvrir à la fois le montant des avances faites antérieurement par la
galerie à Kickert (16) et la
part des frais de l’exposition incombant à celui-ci. Tout ceci réglé,
il ne revint rien ou presque rien à Conrad. Il fit plus tard cette
curieuse confidence à Bronner : "le succès moral a été trop grand
(je trouve), le succès financier trop restreint (17)".
(1) : Du 15 au 28 février 1923.
(2) : Sous vingt-six numéros, car le n° 7 regroupait cinq toiles de 1919 sous le titre :
"Cinq vues de Gheluwsteen" 1919 Opus 19-05 à 19-09.
(3) : Une seule petite toile de 1917 : "Chaumière" 1917 (46 x 55 cm) Opus 17-10.
(4) : De cette année 1923, à peine entamée, seulement deux natures mortes, à savoir :
"le Lapin blanc" 1923 (128 x 92 cm) Opus 23-19 ;
"le Pot chinois" (54 x 73 cm) Opus A.23-36, Musée national d'art moderne.
(5) : Du 25 février 1923.
(6) : In les Nouvelles littéraires du 4 mars 1923.
(7) : In l'Eclair du 24 février 1923 et in l'Ere nouvelle du 1er mars 1923.
(8) : Le peintre provençal (1834-1871) qui préfigure l'Impressionnisme.
(9) : Du 2 mars 1923, article non signé.
(10) : Le Petit Parisien du 25 février 1923.
(11) : In l'Ere nouvelle en février 1923.
(12) : Du 23 février 1923,
article non signé "de notre correspondant extraordinaire". Venema in
"Peintres néerlandais à Paris" cite d'autres extraits de cet article,
en l'attribuant à tort au Nieuwe Rotterdamsche Courant.
(13) : Nieuwe Rotterdamsche Courant "de notre correspondant particulier à Paris", du 20 février.
(14) : "Le Pot chinois" 1923
(60 x 73 cm) Opus A.23-36, n° 46 du catalogue Barbazanges,
Musée national d'art moderne, centre Georges-Pompidou, Paris.
(15) : Article du 27 février 1923 publié dans un journal non déterminé des Pays-Bas.
(16) :Ces avances avaient été
réduites déjà par deux ventes, l'une faite par van Deene, l'autre par
Barbazanges : une nature morte de fleurs "Devant ma cheminée" (cf.
année 1922, p. 154, note 50).
(17) : Lettre de CK à Bronner du 30 juillet 1923 (archives Bronner, RKD, La Haye).