VI - Talent reconnu > Vie difficile à Montparnasse
Maîtrise et réputation lui donnant assurance et liberté dans l’exercice
de son art, en même temps, dénuement, incertitude du lendemain,
l'empoisonnant dans la vie quotidienne, tel sera pour Conrad Kickert le
double aspect de l’année 1923. Des conditions de vie difficiles étaient
le lot de beaucoup. Dans ses souvenirs, Chris de Moor (1)
note : "je déjeunais avec un chocolat et un croissant à la
Rotonde... L’après-midi nous nous retrouvions dans l’un ou l’autre
café. On y voyait Kiki, Foujita, Kisling et bien d’autres. Nous
parlions de la dure vie de Paris. De temps en temps quelqu’un
s’effaçait sans jamais revenir. Il y avait beaucoup de suicides. Et des
gens solitaires mouraient, inaperçus, d’une maladie ou de faim, comme
cette petite femme-peintre suédoise qui faisait partie de notre groupe
et qui, brusquement, a disparu". Le cas de Kickert n’était pas des plus
aigus mais il illustre bien le paradoxe qui régit la condition de
peintre. Il avait des relations, un rang social, un nom fréquemment et
favorablement cité dans de grands quotidiens comme dans les revues
spécialisées. En somme tout ce qui aurait suffi à un médecin, à un
avocat ou à un architecte pour faire une fructueuse carrière.
Il obtint certes une belle moisson d’élogieuses critiques en ce début
d’année, où sa présence sur les cimaises fut multiple. A la galerie la
Licorne (2) d’abord, en
compagnie de douze peintres, dont son copain Gromaire et aussi Braque,
Dufy, Matisse, van Dongen, Vlaminck... entre autres. A la mi-février,
plusieurs expositions se chevauchant, on put voir, à la fois, de ses
aquarelles chez Marcel-Bernheim (3), un autoportrait et un paysage au salon des Indépendants (4) et une cinquantaine d’œuvres dans une exposition particulière chez Barbazanges (5).
"Mon portrait" (6) fut remarqué parmi les trois mille tableaux, envoyés aux
Indépendants par mille six cent sept exposants et accrochés par ordre
alphabétique des noms d’auteur, c’est-à-dire dans un pêle-mêle
artistique qui ne facilitait pas la tâche des critiques et en exaspéra
plus d’un. Dans cet autoportrait Conrad se représente à mi-corps, un
peu plus grand que nature, regardant intensément devant lui, les bras
croisés, la brosse entre les doigts. Comme tous les autoportraits,
celui-ci a été peint devant une glace, ce qui explique peut-être le
regard fixe et certainement la brosse que l’on voit dans sa main gauche
alors que Conrad était droitier. Un effet de puissance est
recherché : le torse est solidement campé, l’expression
déterminée. Aussi cette puissance frappa-t-elle les critiques :
"énergique tête d’homme" (7), "impressionnante effigie" (8), "le volontaire visage, par lui-même, de Conrad Kickert" (9), "le truculent et massif Kickert" (10).
L’expression que s’est donnée le peintre gêne un peu parfois. On le
fait remarquer, avec timidité : "le Hollandais Kickert a envoyé un
fort beau portrait de lui-même auquel on ne reprocherait peut-être que
d’être un peu tendu" (11) ou bien, avec humeur : "M. Conrad Kickert... regarde les visiteurs d’un air bien mauvais" (12). Pourtant, quelques-uns s’intéressent à la facture du tableau. Ils louent "le savant Conrad Kickert" (13), ses "somptueuses peintures" (14), mais l’un d’eux dénonce "le grand portrait, un peu trop grand d’ailleurs, de Conrad Kickert pèche par une lourdeur inutile" (15). Là où un journaliste néerlandais signale "l’autoportrait très puissant, dans une harmonie de couleurs sombres et sonores" (16) Vauxcelles avait vu seulement le peintre "fidèle aux jus roussâtres de sa terre natale" (17).
La critique est un demi-ton au-dessous de celle qui salua "la Belle Fermière".
L’autoportrait n’est pas sans défaut, le sujet moins plaisant aussi.
Roger Allard, dans la Revue universelle du 1er mars, l’exprime
ainsi : "Un portrait de M. Kickert par lui-même atteste beaucoup
de savoir et de conscience mais a paru moins réussi que ses paysages du
salon d'Automne". C’est dit avec netteté, encore qu’un psychanalyste
s’attarderait peut-être sur ces "paysages" puisque au salon d'Automne
précédent Conrad n’avait exposé que celui servant d'écrin à "la Belle Fermière".
Mais le critique aurait-il pu tranquillement déclarer qu’il aimait
moins le peintre que son modèle nu de la saison passée ?
(1) : Op. cit.
(2) : La Licorne, 120 rue de
La Boétie, du 26 décembre 1922 au 5 janvier 1923. Le propriétaire de
cette galerie était le dentiste Girardin, qui légua une somptueuse
collection à la ville de Paris.
(3) : Jusqu'au 17 février 1923.
(4) : Février-mars 1923, au Grand-Palais, Paris.
(5) : Du 15 au 28 février 1923.
(6) : "Mon portrait" 1922 (100 x 81 cm) Opus 22-03.
(7) : Chavance in la Liberté du 9 février 1923.
(8) : Vauxcelles in l'Information du 12 février 1923.
(9) : Vanderpyl in le Petit Parisien du 9 février 1923.
(10) : Edmond Jaloux in les Nouvelles littéraires du 10 mars 1923.
(11) : Ph. Le Huby in le Peuple du 12 février 1923.
(12) : Rey in le Crapouillot du 1er mars 1923.
(13) : Basler, in Belles-Lettres, art et critique de mars 1923.
(14) : Soubeyre in la Nouvelle Revue du 15 mars 1923.
(15) : François Fosca in les Marges du 15 mars 1923.
(16) : In de Telegraaf du 18 février 1923, article non signé mais écrit par Roëll, le correspondant de ce journal à Paris.
(17) : Vauxcelles in l'Excelsior du 9 février 1923.