VIII - Les réfugiés en Charente > Vie à la Partoucie
Dès le début de janvier 1941, une vague de froid envahit le pays,
d’autant plus difficile à supporter que le combustible manquait. Les
ouvriers des mines, souvent d’origine polonaise, en grande majorité
prisonniers, n’avaient pu être remplacés dans leur pénible métier, et
la production charbonnière déjà réduite se trouvait en grande partie
réquisitionnée par les autorités allemandes. Dans les régions
forestières ou à tout le moins agricoles, on tentait de compenser la
pénurie par des coupes de bois, mais pour une immense maison comme La
Partoucie cela ne pouvait suffire. Et l’hiver s’éternisa tout au long
d’avril. A la mauvaise volonté du thermomètre il faut ajouter
l’insuffisance de l’alimentation pour comprendre aujourd’hui combien
souffrit la population.
Kickert fit son possible pour assurer la survie de ses réfugiés, mais
en dépit de son prestige auprès du successeur d’Accarie, il ne put leur
éviter le lot commun ; il parvint néanmoins à conserver leurs
chances à des gens isolés de leur pays, privés des avantages que
procure un passé professionnel, le soutien d’une famille ou d’un milieu
social. Au fil des temps se révélèrent les bienfaits des règles
strictes qu’il avait imposées dès le premier jour. Grâce à elles, il
eut peu de conflits à régler, peu d’ordres à donner et encore moins à
répéter.
Il en profita pour reprendre à temps perdu son travail de peintre. Il
lui fallut d’abord se procurer un minimum de matériel : quelques
tubes de couleur (à savoir du blanc, du noir, quelques terres et les
trois couleurs primaires : un cadmium rouge, un cadmium jaune
citron et un bleu de cobalt), une ou deux brosses, un couteau à
peindre, quelques feuilles de papier à dessin, de minces panneaux de
bois ou de contreplaqué dont il découpa l’un pour en faire une palette.
Mais il fabriqua de ses mains le mobilier : une table, un siège et
un chevalet. La matière première de ces meubles fut tirée d’une remise
où s’entassaient les résidus provenant de la construction de La
Partoucie. Il fut assez heureux d’y découvrir une planche de chêne de
deux mètres cinquante en trois centimètres d’épaisseur, d’autres
planches plus minces et moitié plus courtes, un mètre de poutre et un
étai de section carrée. Il mit tout cela à dimension avec une égoïne,
fit les assemblages avec des pointes qu’il enfonça à grands coups de
marteau de la main gauche, car s’il peignait et écrivait de la main
droite, il employait la gauche dans les travaux de force. Enfin sa
longue planche fut percée de six trous à l’aide d’une chignole et d’un
foret de vingt millimètres prêtés par un artisan de Confolens.
L’ensemble était tout à fait rustique mais si bien agencé qu’il
répondait parfaitement à son objet : le chevalet pouvait
présenter à la hauteur convenable des tableaux de toutes dimensions
quel que soit leur poids, même massivement encadrés. Kickert peignait
debout mais, le cas échéant, son fauteuil pouvait accueillir sa
corpulence et soutenir ses coudes et son dos comme il aimait les
placer. Sa table offrait un plateau de bonne taille devant lequel
il pouvait s’asseoir même en croisant les jambes. Ces trois éléments de
travail lui convenaient si bien qu’il les fit suivre à Aurillac, puis à
Paris et qu’il les utilisa jusqu’à sa mort. Tels quels, ils peuvent
encore servir. La satisfaction qu’il tira de son ouvrage de menuiserie
s’apparentait à celle qu’il ressentait en peignant, lorsqu’il obtenait
le résultat cherché avec le minimum de couches. Il ressentait aussi la
fierté d’avoir pu, privé de ses moyens habituels de travail, les
retrouver en les créant à partir de rien et exercer son art, un des
plus nobles, devenu d’autant plus nécessaire que le reste était
détruit, piétiné, bâillonné.
Il peignit une douzaine de portraits, un témoignage en faveur des
rescapés d’une déroute qui tentaient d’y survivre. D’abord un "Réfugié, en bûcheron" (1).
En voici un qui n’était pas accessible au doute ni prêt à démissionner.
Assis sur un tronc, tenant ferme à la main sa cognée, un poing sur la
hanche, il laisse voir des épaules et des bras de colosse hors de son
gilet de débardeur. "le Réfugié au livre jaune" (2)
pourrait représenter l’intellectuel avec son col blanc, sa veste noire,
sa main fine sur la table à côté d'un livre à couverture jaune, l’autre
main sur le genou gauche et, entre les doigts, une cigarette (une
rareté déjà). Il a la poitrine creuse, les épaules tombantes et sous sa
chevelure noire un visage triste et même désabusé aux traits orientaux
et probablement sémites. On notera que, conformément à ses principes,
Kickert n’indique le nom d’aucun des deux. Il donna tout de même à "Rosine" (3) , un prénom qui n’était certainement pas celui de l’état-civil.
Sur l’étude qu’il fit d’elle, elle montre aussi de la résignation. Une
expression qui émeut tant elle contraste avec l’optimisme que la nature
a manifesté à son endroit en façonnant les ondes de sa riche chevelure,
en modelant l’arc de ses belles épaules et en ornant sa poitrine d’une
façon qui annonce déjà l’accomplissement de sa maturité. Dans un petit
format également, il fixa de son couteau à peindre, le visage d’un très
jeune homme et, en touches plus énergiques encore, la veste de cuir où
il est engoncé (4). Ce garçon
s’était chargé dès le début d’aller chercher dans les fermes voisines
les miches de pain bis qu’il rapportait dans une charrette en partie
reconstruite par les réfugiés (5).
Il étendit ensuite ses activités à l’ensemble du ravitaillement. Vingt
ans plus tard, ce coursier débrouillard, de passage à Paris, rendit
visite à son peintre qu’il avait retrouvé facilement grâce à son
cousin, Sadi de Gorter, personnalité très liée à Kickert, directeur de
l’Institut néerlandais à Paris, qui devint ensuite ambassadeur des
Pays-Bas à l’UNESCO. Depuis La Partoucie, le garçon avait fait du
chemin. Ayant réussi, en 1942, à passer en Espagne, puis au Portugal,
enfin en Afrique du Nord, il s’agrégea, là-bas, à une équipe de
cinéastes américains et fit le voyage aérien avec eux lorsqu’ils
retournèrent aux Etats-Unis. Engagé dans l’armée américaine, il devint
pilote et servit en Extrême-Orient. Démobilisé, il négocia un accord
avec une firme japonaise qui lui fournit les éléments essentiels de
l’appareil de télévision qu’elle avait mis au point. Il en organisa le
montage en série et se fit une place, en Amérique, sur ce marché qui
venait de naître. Dans les années cinquante, il vendit l’affaire qu’il
avait créée et s’occupa dès lors à beaucoup d’activités avec un vif
intérêt, mais un égal détachement, car sa fortune était suffisante pour
vivre largement, élever une famille, et même faire face aux frais d’un
divorce !
(1) : "Réfugié en bûcheron" 1941 (81 x 65 cm) Opus 41-02.
(2) : "Réfugié au livre jaune" 1941 (73 x 60 cm) Opus 41-03.
(3) : "Rosine" 1941 (33 x 24 cm) Opus 41-07.
(4) : "Portrait de John de Gorter" 1941 (27 x 22 cm) Opus 41-16, coll. particulière (USA).
(5) : Ce que n’avait pas manqué de signaler le HBL du 16 juillet 1940, en légende d’une photographie.