XI - Synthèses > Sadi de Gorter
Plusieurs jeunes personnes, nièces ou filles de peintres néerlandais,
trouvèrent bon accueil rue Boissonade. La plupart, grâce à cette
recommandation familiale, bénéficiaient des leçons de Kickert, qu’elles
espéraient plus patient et moins exigeant avec elles qu’un père ou
qu’un oncle. Quelques-unes entendaient profiter surtout des agréments
d’une visite à Paris, même si elles avaient justifié le voyage par des
prétextes culturels. Leurs séjours, en général, étaient brefs. En
revanche, Conrad reçut à demeure pendant des mois, une nièce de Gée qui
souhaitait travailler à l’ambassade des Pays-Bas à Paris. Il obtint un
poste pour elle au service du chiffre.
Kickert jouissait auprès de l’ambassade d’une estime qui avait rendu
déterminante sa recommandation. Ses rapports avec les ambassadeurs
successifs avaient toujours été excellents (1).
Ceux qu’il entretenait avec le chargé des rapports culturels, encore
meilleurs et particulièrement étroits. Celui-ci s’appelait Sadi de
Gorter (2). Sadi fit une
carrière diplomatique brillante mais atypique. Il était passé en juin
1940 de Paris où il séjournait, en Espagne, puis à Londres. Il
accompagna le débarquement allié comme journaliste. Lorsque l’ambassade
des Pays-Bas rouvrit ses portes en 1945, Sadi y fut intégré comme
attaché de presse adjoint. Il y resta quarante ans, gravissant tous les
échelons, cumulant les fonctions sans jamais être muté ailleurs. Après
avoir assumé la presse et la direction de l’Institut Néerlandais (3),
il fut nommé ministre plénipotentiaire -sans avoir jamais subi aucun
concours, ni avoir eu à justifier d’un diplôme – ; pour finir, il fut
désigné comme délégué permanent des Pays-Bas à l’UNESCO. Entre temps,
il avait créé un périodique, les "Nouvelles de Hollande" par lequel il
informait la France de tous les événements concernant son pays. A
l’Institut néerlandais, il avait multiplié des expositions qui furent
aussi courues que celles des grands musées parisiens. Il organisa à
l’Orangerie des Tuileries l’exposition qu’il avait intitulée "Dans la
lumière de Vermeer" où l’affluence dépassa toutes les prévisions. Il
écrivait en français des poèmes qui firent l’objet de plusieurs
recueils publiés en France, et qui n’ont pas encore été traduits en
néerlandais.
Kickert s’était lié avec lui, ce qui n’étonnera pas puisqu’il était
lui-même le symbole d’une alliance artistique entre les Pays-Bas et la
France, et cela depuis le Moderne Kunstkring de 1911. Mais ce fait
justement aurait pu opposer les deux hommes s’il avait été ressenti
comme une concurrence. A l’occasion du soixante-dixième anniversaire de
Kickert, en 1952, la presse néerlandaise soudain s’intéressa à lui,
rappela ses initiatives d’avant 1914 et évoqua son adoption par les
artistes de France et le prestige dont il jouissait dans ce pays. Tout
cela placé sous un titre percutant : "Conrad Kickert, l’autre
ambassadeur à Paris" de quoi brouiller Conrad non seulement avec
l’ambassadeur, mais aussi avec tout le personnel en poste et surtout le
responsable du secteur culturel. En fait, les diplomates néerlandais
avaient l’esprit trop fin pour associer Kickert à cette maladresse.
Cela ne changea rien aux relations cordiales entre Conrad et Sadi, pas
plus qu’à celles de Kickert avec l’ambassadeur.
Sur les instances de Sadi, le 18 mai 1961, Kickert fit une conférence à
l’Institut néerlandais dans laquelle il développa ses conceptions sur
la peinture, sur les techniques, comme sur la personnalité de ceux qui
ont cette vocation d’artiste, etc. reprenant pour l’essentiel ce qu’il
avait mûri pendant plus de vingt ans et fixé en 1956 dans la rédaction
de son essai "Opinions". Dix-huit mois après cette conférence, les
quatre-vingts ans de Kickert furent célébrés avec faste, mais aucun
article de presse – ils furent nombreux – ne réitéra la gaffe de 1952.
L’ambassade envoya du monde. Sadi de Gorter vint plus au titre d’ami
qu’à celui de diplomate. Les élèves (y compris les "duchesses") se
pressèrent aux buffets, du reste approvisionnés par quelques amis et
par elles-mêmes. Les Hollandais fournirent un gros contingent, mais la
surprise vint du nombre considérable de relations diverses qui
participèrent à la réception et aussi des 280 télégrammes de vœux en
provenance de toutes les parties du monde. Parmi ces messages transmis
par le bureau de poste de Montparnasse, l’un d’eux était signé par les
postières elles-mêmes. Conrad les pria de se joindre aux invités.
Ainsi la célébration dépassa en importance celle du soixante-dixième
anniversaire. Pourtant, en 1952, la promotion de Kickert au grade
d’officier de la Légion d’honneur, aurait pu rehausser l’éclat de la
fête. Il est vrai que dix ans après, ce n’est pas à l’âge qu’allèrent
les hommages, mais au fait que le maître continuait à enseigner et à
produire des œuvres où justement l’âge n’apparaissait pas.
Kickert avait souffert de l’hostilité de certains collègues néerlandais
envers lui, de leur jalousie et aussi des jugements partisans de
certains critiques. Il en avait conclu que les esprits étaient moins
ouverts aux Pays-Bas qu’en France et qu’à Paris en particulier. Il
avait gardé néanmoins avec quelques Néerlandais des rapports amicaux
qui durèrent jusqu’à sa mort. Il leur écrivait (fait méritoire de sa
part) et leur rendait visite aux Pays-Bas. De leur côté, ceux-ci
appréciaient à la fois l’homme et le peintre, et comptaient tous au
nombre des collectionneurs de ses œuvres. Au risque d’être injuste en
oubliant quelques noms, citons les ménages Ouendag, Strengholt (4), Sandbergen (5), van Wijk (6).
(1) : Particulièrement avec le
jonkheer Loudon. On se souvient en outre (cf. supra, années 1939 et
1940) de l’amitié qui le liait à Floris van Pallandt.
(2) : Cf. supra, année 1941, p. 395 à propos de son cousin Hans, pensionnaire de La Partoucie (appelé John ensuite).
(3) : Institution située au 121 rue de Lille, 75007 Paris.
(4) : Strengholt mit tout son zèle
pour obtenir une exposition d’œuvres de Conrad en 1953 au Stedelijk
Museum d’Amsterdam. Il ne put, hélas, faire aboutir ce projet qui eût
été la dernière grande exposition de CK aux Pays-Bas. C’est le
conservateur en chef, le jonkheer Sandberg qui y fit obstacle, le même
Sandberg qui avait écrit vingt ans plus tôt la critique la plus
pertinente dont CK ait jamais bénéficié (cf. supra, année 1931,
p. 297). Les goûts changent et Sandberg ne jugeait plus valable
que l’art ultra-moderne.
(5) : Allié à CK (du côté
maternel, la branche Vigélius), bénéficiant d’une belle aisance,
Sandbergen était assez intime avec CK pour lui donner les costumes
qu’il ne portait plus. CK, qui avait la même corpulence que lui,
profitait avec une parfaite simplicité de cet élégant vestiaire.
(6) : CK fréquenta le père et
le fils van Wijk, ce dernier (cf. supra, années 1940-1941, notamment
p. 391), pria CK, à partir de fin 1955, de tenir la rubrique des
arts dans le journal qu’il dirigeait : Het Vaderland.