XI - Synthèses > Les élèves
Kickert, on l’a dit, avait des élèves nombreux, de tous âges et de
toutes situations. Cela correspondait bien à son goût pour instruire,
expliquer, convaincre. Ces élèves n’avaient pas tous le même objectif,
ne disposaient pas d’un temps égal pour servir leur désir de peindre.
Kickert s’accommodait de cette diversité, car son enseignement ne
consistait pas en un cours magistral ; il se soumettait aux
besoins, aux capacités de chacun, adaptait ses remarques et ses
conseils à tous ces cas particuliers. Pour la plupart des élèves, il se
limitait à leur formation technique, pour d’autres, plus rarement, il
s’épanchait sur la vocation de l’artiste, sur la signification profonde
de telle ou telle œuvre, sur les rapports entre d’une part l’art, et
d’un autre côté, l’histoire, les civilisations, l’évolution des idées.
Il sentait s’il avait convaincu ou, à l’inverse, déconcerté. Néanmoins
jamais il ne dosait ses remarques en fonction des limites supposées de
l’élève, limites qui auraient pu tenir à son âge, à son éducation, au
niveau de ses études. Tant qu’il était écouté, il semait les idées
auxquelles il croyait, attentif aux réactions qu’elles suscitaient,
provoquant celles-ci parfois pour reprendre à partir de ce qui était
acquis. S’il disposait de peu de temps, il se souvenait du point où il
avait laissé l’entretien et recommençait la conversation – quelques
jours après, parfois – au point où il l’avait laissée. Ainsi l’élève se
sentait connu, considéré comme important.
L’enthousiasme de Conrad à faire partager ses idées ne se cantonnait pas à ses élèves, ni à la peinture. Il a été retrouvé (1)
une lettre qu’il avait reçue d’un modèle. Elle avait entrevu à travers
sa conversation ce qu’étaient l’art et la culture et la philosophie.
Rentrée chez elle, ayant peur de ne pas savoir s’exprimer devant
"Maître Conrad", elle le remercia par écrit de lui avoir ouvert tant
d’horizons. Cette jeune personne qui s’expliquait comme elle pouvait,
mais avec une sincérité émouvante, n’est connue que par sa signature,
c’est à dire le diminutif d’un prénom sous lequel on la désignait dans
les académies de Montparnasse et dans les ateliers de quelques peintres.
Si ouvert aux élèves qu’il fut, Kickert défendait sa liberté et le
temps pour son travail personnel en se calfeutrant l’après-midi dans un
atelier qu’il se réservait, dont l’entrée était protégée par une
pancarte : "Respectez ma solitude" (2).
Une partie de son travail se faisait là, portraits et autoportraits,
répliques en grand format des paysages et marines réalisés d’après
nature, grandes compositions. En revanche, les nus et les natures
mortes furent souvent peints au milieu des élèves qui travaillaient en
même temps, sur le même motif. Par moment, en dépit du nombre
considérable d’œuvres qu’il produisit (plus de deux mille peintures à
l’huile, donc sans compter aquarelles et dessins), Kickert se
reprochait d’avoir sacrifié dans la matinée, au profit de ses élèves,
des heures de travail et de recherches. Il laissa échapper un
jour : "J’ai perdu la moitié de mes journées". Il n’en était pas
vraiment convaincu. Nous non plus. Et qu’importe si très rares furent
les élèves qui firent une belle carrière. Ce n’est pas chez Kickert
qu’ils ont perdu leur temps.
La notion d’élève est d’ailleurs bien floue. Après avoir distingué les
jeunes des personnes déjà mûres, il reste une quantité de précisions à
apporter, tant les relations de Kickert avec ceux qui travaillèrent
dans son atelier furent différentes. A propos des Trois mousquetaires,
on l’a vu ci-dessus (année 1946), dont le groupe en dehors de l’âge,
n’avait pas d’homogénéité, puisque chacun d’entre eux présentait des
qualités, était animé d’une vocation toute personnelle, et eut avec
Conrad des liens traduisant leur personnalité et non pas le rapport de
maître à élève (3). Tout différent fut le cas d’Arleton que nous avons rencontrée ci-dessus en modèle pour le portrait et pour le nu, en massière (4),
en personne de confiance responsable de préparer le retour de Kickert
rue Boissonade, mais qui fut surtout la plus douée de ses élèves, une
amie de sa fille Anne, occasionnellement la secrétaire du maître,
prenant sous la dictée des lettres importantes, tout cela pendant cinq
ans de 1943 à 1947. Plus tard, on la retrouverait mère de famille avec
un fils à l’Ecole polytechnique (d’où le père d’Arleton était sorti
cinquante ans auparavant), elle-même créatrice de marqueterie au talent
reconnu. Bien sûr, la plupart des élèves, garçons ou filles, firent un
passage plus court que le sien dans l’atelier de Kickert et s’y
montrèrent moins polyvalents. Suivant les saisons, ils pouvaient être
deux ou trois, ou bien sept ou huit. Evoquons ce jeune homme qui
portait la barbe pour se vieillir et que Kickert utilisa pour ses
tableaux religieux. Il posa pour "Saint Luc" à genoux devant la Vierge ; dans "Seigneur nous périssons" (5)
il figura plusieurs apôtres en changeant de tunique et de posture. Mais
le maître (celui de la rue Boissonade) se méprit sur les limites de sa
bonne volonté : l’ayant chargé d’une commission banale dans le
quartier, il l’entendit répondre : "C’est en dessous de ma
dignité". A la suite de quoi, le jeune homme perdit ses dignités de
modèle, ne redevint plus jamais évangéliste ou apôtre, et, en tant
qu’élève, ne mérita pas celle de disciple. Au contraire, cette qualité
fut reconnue très vite à un autre élève, Jacques Servant qui assimila
rapidement les leçons du maître, et se montra dévoué envers celui-ci au
long de ses dernières années. Il n’est pas resté depuis vraiment
figuratif dans sa manière de peindre.
(1) : Archives Gard-Kickert.
(2) : On s’amusera de se
souvenir qu’en retournant à l’endroit une pancarte portant les mêmes
mots, les invités de CK à Talou, entre 1920 et 1925, interdisaient
momentanément l’accès aux lieux d’aisances au fond du jardin.
(3) : Lanzmann et Rezvani
renoncèrent rapidement à la peinture et ne maintinrent pas de relations
avec CK. Jacus, une fois indépendant, resta fidèle à CK, et reconnut
constamment ce qu’il devait à son maître.
(4) : Cf. supra, année 1945, p. 435.
(5) : "Seigneur, nous périssons" 1948 (130 x 160 cm) Opus 48-02.