II - Cercle de l'art moderne > La croisade de Conrad
Conrad Kickert pourtant avait gardé en tête son objectif d’ouvrir la
Hollande à une vision renouvelée de l’art de peindre. Il avait commencé
cette croisade en s’appuyant autant sur des Hollandais que sur des
Français pour ménager la fierté nationale, mais il jugea qu’on ne
déboucherait sur l’objectif visé que par une manifestation frappante de
ce que cet art moderne avait déjà produit ailleurs. Il avait bien
conscience de choquer ainsi certains de ses compatriotes qui, ayant
perdu de vue son véritable dessein, s’étaient appropriés, en esprit du
moins, le MKK comme une
étiquette de mieux en mieux admise dans le public, tout en leur
fournissant l’apanage du modernisme. Ceux-là trouvaient la situation
avantageuse et naturellement seraient volontiers restés entre eux.
La potion que Kickert leur fit avaler leur parut donc très amère.
Profitant des abstentions qui creusent inévitablement les effectifs
d’un groupe d’une année à l’autre, il invita quelques collègues
français dont la manière répondait à ce qu’il voulait montrer :
Gromaire (avec dix œuvres), Luc-Albert Moreau (avec sept), Favory et
Alix (avec quatre chacun) et même Dunoyer de Segonzac qui n’envoya
qu’une toile, une faveur qu’il fit à Conrad par amitié car il n’avait,
lui, rien à attendre de cette exposition aux Pays-Bas. L’Allemagne
était représentée par Berg, installé à Amsterdam, par Hecht, un
munichois (quatre œuvres) et par Franz Marc, un citoyen de la haute
Bavière qui occupait les cimaises avec dix-huit œuvres (1).
D’Allemagne vinrent aussi des peintres originaires des pays
slaves : Kandinsky (quatorze œuvres), Kontchalowsky et Machkoff
(douze chacun). La Pologne figurait grâce au sensible Makowski (cinq
œuvres).
En fait de rajeunissement, il s’agissait d’un traitement radical. Kickert dans ses mûres années, reconnaissait (2) que le critère de ses choix se résumait à l’opposition ferme de l’invité contre l’académisme en vigueur et "que par passion pour la nouveauté, nous acceptions les yeux fermés tout ce qui était ultra".
Un parti pris d’autant plus surprenant chez Kickert que, comme on le
verra, il avait commencé sa propre évolution en se détachant de toutes
les théories fussent-elles d’avant-garde. Mais à l’époque, pour
réveiller la Hollande, il avait choisi l’électrochoc.
Le public réagit bien, semble-t-il, à cette invasion d’inconnus. La
presse ne se fit l’écho d’aucune protestation et elle commenta
l’exposition sans y noter une rupture avec la précédente. Elle fit des
réserves sur telle ou telle œuvre certes, mais continuait à considérer
le MKK comme portant un projet digne d’intérêt. De Kunst consacra
même à l’événement un numéro spécial le samedi 8 novembre (c’est à dire
le lendemain du vernissage) dont l’article principal signé
Wilmon-Vervaert ("un critique parisien des plus compétents"
annonçait la rédaction), était rédigé en français, précédé et suivi de
poèmes tirés des récents ouvrages de René Arcos, Paul Castiaux, Théo
Varlet, Pierre-Jean Jouve, Jules Romains, Charles Vildrac et pour finir
d’une élégie de Georges Duhamel. Ce numéro était abondamment illustré
de photos des œuvres exposées : quatre de Le Fauconnier dont deux
en pleine page, deux de Conrad Kickert, deux de Schelfhout, une seule
pour Mondrian, Alma, Sluyters, Gestel, tous des fidèles du MKK,
mais aussi quelques unes présentant les envois de nouveaux venus, ceux
de Gromaire et ceux de trois russes. Le critique parisien juge que ces
derniers "nous apportent un exotisme violent et bizarre qui n’est pas sans nous étonner et souvent nous charmer" et que l’art de Kandinsky "plus cérébral et quelquefois mystique, fait preuve d’un grand raffinement intellectuel". En introduction, le critique avait reconnu "dans les générations nouvelles des préoccupations d’ordonnance et de style" qu’il loue comme "plus universelles et plus synthétiques". Pour finir, il estime devoir remercier le Cercle de l’art moderne d’Amsterdam "de
tenter audacieusement d’arracher notre élite intellectuelle à l’apathie
des salons officiels, pour la convier à des émotions artistiques d’une
qualité plus rare". Ces appréciations publiées dans une revue
dont le rédacteur en chef était N.H. Wolf, réputé comme plutôt réservé
dans ses jugements, n’en prenaient que plus de valeur.
(1) : Dans une lettre à CK (archives
Gard-Kickert) envoyée de son domicile de Sindelsdorf-Oberbaiern, il
n’en avait annoncé que douze.
(2) : Cf. Het Vaderland du 9 mai 1959 où CK livre ses "souvenirs personnels".