III - Conrad collectionneur > Conrad, le Fauconnier, Alix et Makowski à Ploumanac'h
La révélation de ce qu’il devait rechercher en peinture, frappa Conrad
l’été 1913, quand il rejoignit en Bretagne quelques collègues (Le
Fauconnier, Alix, Makowski)
pour y faire des paysages et des marines. Nous en avons le témoignage
direct, car cette année-là Kickert nota de sa main en français les
circonstances intéressantes de sa vie ou de son travail. Ci-après
quelques lignes (1) concernant le séjour à Ploumanac’h :
"Samedi 12 juillet 1913. Nous voilà à
Ploumanac’h, le pays de Le Fauconnier. Avec eux (2). C’est un grand et
énorme bonheur d’être ici. Ont loué une belle petite maison à la plage
de Saint-Guirec. Ah, les cieux grands ouverts, les rochers gigantesques
d’une fantasmagorie lugubre. L’abondance des sujets me fait hésiter à
commencer. Je me plonge dans la mer devant la maison et je me promène –
les crépuscules funèbres parmi les mastodontes taillés où les doux yeux
des vers luisants sont des saphirs dans la mousse et les fougères.
Jeudi 17 juillet. C’est dur de saisir
une nature nouvelle. Ploumanac’h est tout ce qu’il y a de plus
difficile. C’est extrêmement dur de composer, les détails y sont trop.
Le pays est ou effrayant ou trop gentil. Le travail ne marche pas du
tout. Sale réaliste que je suis devant la nature. Est-ce que j’ai fait
cet hiver un rêve, une blague énorme, une erreur ? Est-ce que ça
ne vient pas de moi-même, parce que maintenant je n’ai pas de style du
tout ? C’est tout de même tout autre chose de travailler d’après
la nature. Je veux commencer, demain, encore un 40 Fig., paysage3 par
cœur cette fois".
La ligne précédente ne permet pas d’identifier avec certitude une œuvre
donnée. Il s’agit d’un travail fait à l’intérieur et même le soir, ce
qui correspond à cette notation faite par Makowski dans ses
mémoires : "16 août 1913. Le
soir je suis allé chercher M. et Mme Le F. et nous nous rendîmes par un
chemin rustique à la plage de Saint-Guirec d’où nous avons emmené M.
Kickert qui faisait encore quelque chose dans la fenêtre illuminée" (4).
Le travail consciencieux de Conrad porta ses fruits. Il produisit à
Ploumanac’h durant son séjour du 12 juillet au 26 septembre plus d’une
douzaine de toiles ou d'esquisses qu’il compléta – de mémoire – à son
retour à Paris. L’influence cubiste s’y voit encore, mais discrètement,
plutôt comme une discipline dans la construction du tableau, notamment
dans les ciels qui rappellent et quelquefois répètent le mouvement du
terrain, des amoncellements rocheux. La couleur est donnée par des
terres (Sienne, ocre, etc.) que rompent des gris et quelques verts. On
a constaté à la même époque chez Le Fauconnier une évolution du même
ordre, qui le conduisit, à l’inverse de Kickert, vers l’Expressionnisme.
De Ploumanac’h, Conrad avait rapporté une autre expérience
enrichissante. Sa révolution picturale le conduisit à vérifier dans une
discipline différente bien que voisine, la valeur du regard nouveau
qu’il portait sur la nature. Il s’essaya à l’eau-forte, en gravant dès
son retour six vues de la côte et trois des paysages voisins. Il soumit
le résultat à de Bois qui trouva ces essais enthousiasmants. Finalement
c’est Eugène Delâtre qui l’aida à tirer, sur papier de Rives à son
filigrane, cinquante exemplaires de six de ses cuivres, pour en faire
un album. Une recherche qui passionna Conrad au point qu’il eut un
instant la tentation de s’exprimer par ce moyen. Il étouffa en lui ce
désir, sentant qu’il pourrait concurrencer sa vocation de peintre et le
laisser divisé entre deux penchants également exigeants. Il reste ici
et là quelques exemplaires de ce recueil qu’on peut aussi consulter à
la Bibliothèque nationale (5) avec d’autres gravures de Kickert.
(1) : Archives Gard-Kickert.
(2) : C’est-à-dire avec le peintre et Maroussia, sa femme.
(3) : Quant à la signification du 40 Fig. cf. p. 516 la référence des dimensions.
(4) : Journal de Tadé Makowski - traduction de Mme Jaworzka. Varsovie 1961.
(5) : Cf. Nouvelles de l’estampe,
n° 151 de mars 1997, pp. 31-36, l’article de Daniel
Morane : "Conrad Kickert, l’œuvre gravé". Article illustré par une
reproduction des six eaux-fortes du recueil, tirées à 50 exemplaires ;
également une marine de Ploumanac’h tirée à dix épreuves ; une autre
marine, un paysage de Ploumanac’h, une nature morte et un nu, tirés à
un nombre inconnu ; enfin, une lithographie de 1930 tirée à vingt-cinq
exemplaires.