IV - Aux Pays-Bas pendant la guerre > Amitié avec Karel Niehaus et J-H de Bois
Conrad ne cherchait pas à se mêler à une vie mondaine, à faire des
rencontres amicales et, dans ces conditions, ne jouait pas de rôle dans
la vie artistique. Pourtant, deux amis solides lui manifestaient leur
intérêt. L’excellent Niehaus écrivit de longs articles à son propos ou
plutôt à propos de son art dans le Telegraaf (1) et dans le supplément illustré de L’Elsevier (2),
ainsi que dans le bulletin qu’éditait de Bois. C’est d’ailleurs
celui-ci qui présenta une nature morte de Conrad dans une exposition de
sa galerie de Haarlem (3), où
figuraient des œuvres de van Gogh, Gauguin, Odilon Redon, Floris
Vester, Jessurun de Mesquita et bien sûr Toorop, Le Fauconnier,
Schelfhout, Franz Marc, etc. au point de se croire transporté au Suasso dans une reconstitution du Moderne Kunstkring. Mais de Bois voulut encore mieux faire en consacrant à Kickert une exposition particulière (4) où il montra des paysages et beaucoup de natures mortes. En février 1919, c’est la galerie des Beaux-Arts située dans l’élégant Heerengracht (5),
qui exposa des œuvres de Kickert en compagnie de celles de J.M. Graadt
van Roggen et de C.L. Dake Jr. Ce rapprochement excita la colère de
Niehaus qui, dans le supplément dominical du Telegraaf (février 1919), s’insurgea : "Quelle
exposition hétérogène [...] On aurait pu avoir plus d’égards pour
Conrad Kickert : ou bien exposer seulement ses œuvres, comme étant
celles du meilleur, ou bien inviter avec lui des égaux". Conrad
Kickert exposait une vingtaine de tableaux et son album de six
eaux-fortes de Ploumanac’h. Il était beaucoup plus exigeant que les
autres sur les prix de vente, même si ceux-ci, indiqués en francs (une
singularité qu’on ne s’explique pas) doivent être divisés par deux pour
être traduits en florins (6). Dans le catalogue de l’exposition figurent des œuvres importantes de 1916 et de 1917 comme "l'Arc-en-Ciel" et "le Coucher de soleil", ainsi qu’un tableau daté 1917-1919 intitulé "le Paradis",
affiché à trois mille francs, le double des précédents. Cette dernière
toile pose un problème. Si elle avait été vendue, le fait aurait été
noté quelque part, donnant une possibilité de retrouver sa trace ;
ce n’est pas le cas, malheureusement, on ne sait rien d’elle, ni sa
taille, ni ce qu’elle représentait ; elle n’a jamais été
photographiée, ni décrite, ni même évoquée par qui que ce soit. Niehaus
ne la cite pas, il ne l’évoque pas davantage ailleurs, alors qu’il
aurait dû la voir dans l’atelier de Kickert à un moment ou à un autre
de son élaboration qui s’est étendue sur deux ans. Kickert, à l’inverse
de Toorop ou de Weyand, traitait rarement des sujets religieux. Il n’y
revint qu’exceptionnellement et seulement trente ans plus tard. "le Paradis"
serait-il un titre allusif ou donné par antiphrase ? Les autres
œuvres exposées (paysages ou natures mortes) sont bien reconnaissables,
comme les "Cinq vues de Gheluwsteen"
qui ornèrent pendant trente ans l’atelier du peintre à Paris et que sa
fille accrocha ensuite chez elle. En dépit de l’accent mis sur son
œuvre et sur ses conceptions par de Bois et Niehaus, Kickert ne semble
plus être le pôle d’une époque et le promoteur d’une réforme de l’art
néerlandais. Bien peu le voyait encore dans ce rôle au point que l’on
s’étonne lorsqu’un membre du MKK s’y
réfère. Ce fut le cas pourtant de Weyand qui envoya de Bergen, le 3
mars 1919, une lettre à Conrad, s’excusant sur son long séjour en
Belgique de l’avoir trop longtemps négligé. Il poursuivait : "Dans
le temps, tu m’as parlé d’Henri ten Holt comme de quelqu’un pouvant
participer au MKK. Je sais combien il apprécierait d’en être membre.
Par-dessus le marché, un homme comme lui n’a pas encore trouvé sa voie
(comme beaucoup d’autres membres, moi y compris). Nous n’avons pas le
droit de le laisser tomber. Car s’il y en a un dont l’âme est assaillie
de problèmes, c’est bien lui. C’est justement ce qu’il y a de beau, que
tu nous aies portés par ton énergie, que tu sois la prise de conscience
de ce temps et de l’Idée Esthétique de l’Artiste. Il part ces jours-ci
en Italie et ira ensuite à Paris [...] Je sais combien cela lui ferait
du bien lorsqu’il partira en voyage, de savoir qu’il pourrait être
membre du MKK [...] Beaucoup de succès et cordialement, ton J. Weyand".
Ten Holt et Weyand faisaient partie des artistes du Moderne Kunstkring en 1916. Ils figuraient aussi dans la liste des membres du Nieuwe Kring qui avaient mis la main sur le journal du MKK à
partir du n° 5 daté du 16 mai 1916 et qui cessèrent de le publier
après le n° 7/8 du 16 juin de la même année. Ils participaient
aussi aux expositions (dites du MKK) organisées dans les salles du Musée municipal d’Amsterdam,
en dehors de Kickert, manifestations qui ne laissèrent pas de grands
souvenirs. En avaient-elles laissé si peu à Weyand et ten Holt qui,
semble-t-il, rêvaient des expositions du MKK d’avant
la Grande Guerre ? Un doute nous vient étant donné que, dans une
phrase de sa lettre, Weyand s’exprime comme s’il pensait Kickert
désormais à Paris. Voulait-t-il seulement que ten Holt trouve là bon
accueil et des recommandations ? Ce qui expliquerait la redondance
de l’hommage qu’il rend à Conrad. On verra du reste ci-après, qu’en
1922, Weyand s’exprime tout autrement.
Conrad ne s’était pas réinstallé à Paris, mais en mars 1919
nécessairement il y songeait. Sa personnalité avait suscité, dans son
pays, plus de jalousies que d’amitiés. De ce fait, ses conceptions
artistiques bénéficiaient d’une audience moindre et soulevaient des
réserves qui visaient l’homme plus que ses idées.
(1) : Du 1er avril 1918 et d’octobre 1918 (deux articles).
(2) : Dans le numéro 56 de ce mensuel.
(3) : Du 16 avril au 31 mai 1917.
(4) : Durant le mois de mai 1918.
(5) : Maatschappij voor Beeldende Kunsten, 495 Heerengracht, Amsterdam.
(6) : En fait, la conversion des
francs en florins n’était plus aussi rigidement établie depuis que la
convertibilité du franc en or avait été suspendue à l’ouverture des
hostilités et que la monnaie française avait donc un taux de change
flottant.