IV - Aux Pays-Bas pendant la guerre > Conrad Kickert nostalgique
La lessive était faite et bien faite : on se retrouvait entre soi,
c’est-à-dire entre Néerlandais, indépendants, libérés des deux
présidents, l’honorifique et l’effectif, et des membres d’honneur
embarqués par Kickert un an auparavant. Le MKK était
une association officielle, enregistrée par décision royale, il aurait
donc fallu des votes et des démarches pour en faire le "Nieuwe Kring". Il était en revanche très simple de s’emparer de Het Journaal,
son moyen d’expression. Néanmoins la prudence recommandait aux auteurs
du putsch, de le faire en tapinois. Les commentaires sur la sincérité
des réformateurs du MKK apparaîtront superflus lorsqu’on saura qu’après le n° 8, le Journal du Nieuwe Kring,
ayant épuisé d’interminables textes de Wijnschenk-Dom et
occasionnellement de Domselaer, suspendit définitivement sa publication
le 16 juin. Evidemment, puisque Kickert n’en assumait plus les frais.
Quelque secondaire que soit cet épisode, il chagrina Toorop. Dans une lettre à Kickert datée de Nimègue le 22 avril 1916 (1), il s’exprimait ainsi : "Je
regrette que le MKK se sépare maintenant de nouveau [...] Je regrette
de n’avoir pas suivi tout cela de près. Il est certain que vous avez
dépensé beaucoup d’argent pour le MKK. Vous allez à présent présider le
MKK comme je l’ai fait au commencement autrefois, c’est une excellente
idée [...] Je ne peux pas vous dire dès maintenant, pourtant ce serait
très volontiers, si je prends le titre de président d’honneur. D’abord
je dois m’excuser du fait que depuis le commencement du MKK au
Keizersgracht, je ne suis pas allé une fois à une assemblée ou à une
soirée artistique et ensuite, je suis tellement tenu par l’obligation
de n’exposer qu’au MKK et j’aimerais exposer partout si je peux être
utile ou pouvoir aider. Nous en reparlerons, n’est-ce pas ?
Volontiers je ferais une exposition avec ma fille [...] Je vais lui
écrire prochainement [...] Elle doit bientôt avoir un troisième enfant
[...] Peut-être pourrions-nous faire cette exposition en juin. Je suis
moi aussi dans un affreux désordre de déménagement [...] Je vous
remercie de votre aimable lettre et je vais faire ce que je peux. Vous
comprenez qu’au plus haut point j’ai apprécié les premières années de
votre organisation du MKK, c’est aussi bien dommage que la
collaboration plus tard a si mal marché parmi les meilleurs jeunes.
Dans l’espoir que tous les éléments courageux puissent de nouveau se
réunir avec Le Fauconnier, vous et moi, recevez, cher Kickert, toutes
mes meilleures salutations et mes respects à votre femme. Votre J.
Toorop".
Au lieu de présider le MKK comme
Toorop l’avait fait au commencement, Kickert, probablement écœuré,
s’était contenté d’abandonner la location du Keizersgracht et de
transporter la plaque de cuivre "Moderne Kunstkring"
sur la porte de l’appartement-atelier que depuis peu il avait loué sous
les combles, à l’arrière d’une vaste, vieille et inconfortable maison
au bord de l’Amstel dite Grootmeerhuizen (2).
Elle était inconfortable, non seulement parce qu’elle n’avait pas l’eau
courante, mais parce qu’elle n’était pas entretenue. Cela venait de ce
que la ville d’Amsterdam en avait acheté le terrain et tous les
alentours dans le cadre du plan d’urbanisation de la zone sud. Avec la
guerre, le projet restait au point mort. La maison avait donc conservé
de très beaux arbres, son superbe portail aux deux piliers en pierre de
taille qui auraient pu laisser passer une diligence, sa vue sur
l’Amstel très large à cet endroit avec une rive sablonneuse, mais le
bâtiment, destiné à être démoli, se dégradait.
Kickert profita des poutres apparentes pour abriter un mobilier dans
lequel il vivra jusqu’à sa mort : un vieux buffet à deux corps au
sommet duquel est posée une bible avec ses fermoirs de cuivre, entourée
de deux pots de Delft du XVIIème siècle, et surmonté de l’eau-forte de
Rembrandt dite "la Négresse couchée" (3).
Sur le sol, des tapis d’Orient, une table aux imposants pieds tournés,
également recouverte d’un tapis et un fauteuil aux bras sculptés .
Il est certain que son souci du décor, comme ses manières cérémonieuses
(et même surannées pour des jeunes gens), contrastaient avec les façons
d’être et de vivre des autres locataires. Pourtant, Kickert était dans
les meilleurs termes avec eux. Il se fit là des amis fidèles et, ce qui
est à ne pas croire, garda de bonnes relations avec des voisins qui
l’avaient récemment traité avec l’impudence que l’on sait : car
Conrad retrouvait sur place, à côté de Vecht et de Petrus Alma dont
l’amitié ne se démentit jamais (4), les adeptes du Nieuwe Kring
tels que Lau, Weyand, le sculpteur Raedecker et le musicien van
Domselaer. Ce dernier habitait avec sa femme dans le même bâtiment que
Conrad, un rez-de-chaussée divisé en deux appartements (Charley Toorop
occupait l’autre). Peut-être le caractère de Conrad était-il adouci par
sa vie sur place avec Gée, laquelle toute à la passion qu’elle vivait,
trouvait ces affaires d’hommes et d’artistes bien secondaires. Conrad
vivait la même passion, mais avec moins de sérénité. Comme nous l’avons
constaté pour 1915, le déséquilibre de sa situation familiale pesait
encore sur sa faculté de s’exprimer en peinture, obérait sa liberté de
créateur. Même si le catalogue raisonné de son œuvre comporte
inévitablement des lacunes, le recensement de six œuvres au total pour
l’année 1916 montre que le problème durait encore. Un autre signe le
prouve également : la seule toile de grand format que Kickert ait
peinte cette année-là n’a aucun rapport avec la vie du peintre à ce
moment, bien que les sujets de paysage, de portrait, etc., fussent
naturellement à sa portée. Il représenta de mémoire (5)
un amoncellement de rochers au bord du rivage qui caractérisent le site
de Ploumanac’h, le plaça sous un ciel du même climat qu’enjambait un
arc-en-ciel. Que signifie cette évocation de la Bretagne de 1913 ?
Le rappel d’un été où il produisit vingt œuvres en révolutionnant sa
manière de peindre ? Le souvenir d’une côte escarpée que la mer
avait façonnée pendant des millénaires ? Les promesses du signe
marquant la fin du déluge pour une France envahie, meurtrie, broyée par
les obus, abreuvant sa terre du sang de ses fils, parmi lesquels il
comptait des collègues, des amis, qu’on appelait là-bas des
copains ?
(1) : Dossier Kickert au RKD (La Haye).
(2) : Au n° 92 Amsteldijk, une
maison qu’on appelait aussi "Huize 1813 aan den Amstel", juste après le
croisement de l’Amsteldijk avec l’Amstelkade. Il se pourrait que 1813
soit la date de sa construction. Elle a disparu avec l’édification d’un
nouveau quartier d'Amsterdam.
(3) : N° 205 du recueil de Bartsch, "les Eaux-Fortes de Rembrandt".
(4) : A ceci près, s’agissant d’Alma,
qu’il eut d’autres centres d’intérêt après la Grande Guerre, lorsqu’il
s’enflamma pour le communisme et rêva d’une peinture adaptée et dévouée
"aux masses".
(5) : "L’Arc-en-Ciel" 1916 (150 x 105 cm) Opus 16-01.