IV - Aux Pays-Bas pendant la guerre > Le chauvinisme néerlandais
Le résumé de ce débat qui a occupé les colonnes du Telegraaf,
le journal le plus lu aux Pays-Bas, toute la seconde quinzaine
d’octobre 1915 et jusqu’au 4 novembre suivant, aura peut-être un peu
lassé. Le sujet valait pourtant d’être traité parce qu’il reflète une
différence fondamentale de point de vue entre Kickert et deux peintres
néerlandais célèbres et influents. Aucun ne nie que Kickert ait
supporté tout le travail et tous les frais, et pourtant ils laissent
entendre dans leurs articles qu’ils en sont autant que lui les
fondateurs et les organisateurs. Ils minimisent le rôle international
du MKK, une orientation
qu’ils considèrent comme un détournement. En fait leur inquiétude
s’était manifestée à ce sujet dès 1913. Maintenant que le RKD (1) s’est
enrichi des archives de nombreux peintres néerlandais du XXème siècle,
on peut y lire au bas d’une lettre adressée de Bruxelles, le 9 octobre
1913, par Toorop à Schelfhout, le court post-scriptum suivant : "J’espère que Kikkert (2) ne va pas inviter des gens qui n’auraient pas leur place au MKK. Je lui écrirai un de ces jours à ce sujet".
La lettre à écrire "un de ces jours" n’est jamais parvenue à Kickert
car Toorop craignait les conflits. Les quatre Allemands, les quatre
Russes et le Polonais qui participèrent au MKK inauguré le 7 novembre 1913, n’y avaient-ils pas leur place ? Kandinsky (3),
par exemple, y exposa quatorze œuvres pour répondre à l’invitation de
Kickert, sans empêcher Schelfhout d’en montrer aussi quatorze, ni gêner
Sluyters, même si celui-ci se contenta de dix toiles. Dirait-on
aujourd’hui qu’avoir exposé à côté de Kandinsky ternisse une
réputation ?
Le point de vue de Sluyters se déduit facilement du texte qu’il avait
inspiré à Cornelis Veth et de son propre article du 4 novembre :
la Grande Guerre avait écarté les Français, les Allemands et les
Russes. La Hollande dont la neutralité dans ce conflit apparaissait
chaque jour plus providentielle, devait régler ses propres affaires.
Kickert y était immobilisé, qu’il s’y tienne sagement. Il n’avait pas
réuni le MKK à la fin de
1914. Aux Néerlandais de faire valoir leur patrimoine, notamment leur
peinture, dans leurs musées ! Il leur fallait se presser. Le Stedelijk d’Amsterdam devait accueillir l’exposition du Kunstenaren Moderne Kunstkring du 3 au 25 octobre 1915. Et voici que Kickert, privé du Stedelijk, ouvre son exposition du Moderne Kunstkring
sur le Keizersgracht, dans sa propre salle d’exposition le 26 septembre
pour la faire durer jusqu’au 3 novembre ! De là partit le tir de
barrage dans le Telegraaf le 17 octobre, à propos de la radiation de Sluyters et Gestel, une affaire qui remontait au 16 mai. L’exposition du MKK était
ouverte depuis trois semaines. Précaution évidente : ne pas en
parler. Kickert évoque ce silence dans sa réponse à Cornelis Veth à la
fin d’octobre. Il n’obtint ni réponse, ni commentaire sur ce point. Ce MKK a été condamné à mort pour un crime. On n’en parle plus. Il ne manquerait plus que le public s’y rendît !
(1) : Rijksbureau vor Kunsthistorische Documentatie (Archives royales d’histoire de l’art, nous dirions en France "nationales").
(2) : On ne s’étonnera pas de
l’orthographe "Kikkert" employée par Toorop, puisque si Kickert
utilisait la seconde, comme le faisait son père pour réparer l’erreur
ancienne d’un scribe administratif, l’autorisation royale à ce sujet
n'intervint que le 9 décembre 1919.
(3) : Kandinsky, né Russe, fut naturalisé allemand dans les années vingt, puis français dans les années trente.