V - Epanouissement à Chevreuse > Personnalité de Conrad Kickert
Voici donc Conrad presque chef d’école ! En tous cas, inspirateur
présumé de ses excellents amis. Il va sans dire pourtant que chacun
d’entre eux avait et conservait une personnalité affirmée.
L'appréciation de Basler si flatteuse qu'elle soit (1),
faisait écho à beaucoup d’opinions du même genre. Certes Kickert,
personnage envahissant parfois, en horripilait certains mais il en
charmait, voire en subjuguait, beaucoup d’autres, grâce à son
indépendance, sa puissance de travail, sa culture, sa solidarité avec
ses collègues et jusqu’à sa générosité à transmettre ce qu’il avait
appris, par lui-même et laborieusement, sur la technique de la
peinture. D’autres aspects le valorisaient encore : des manières
raffinées, la faculté de s’exprimer en quatre langues et de publier
dans deux, son atelier ouvert chaque semaine à une assemblée nombreuse
sans exclusive du fait des origines ou des convictions, où chacun était
accueilli par une maîtresse de maison exquise de charme et
d’enthousiasme. Évoquons enfin ces avantages dont on ne peut tirer
aucun mérite mais qui faisaient impression sur beaucoup néanmoins, même
en dehors du Crapouillot : cette stature de chevalier à la barbe rousse, bouillonnant d’ardeur, comme prêt à partir à la conquête de quelque Graal.
Il savait en tout cas mettre en valeur ses amis. On s'en fera une idée à travers l'article qu'il donna dans de Amsterdammer, le 15 avril 1922 sur le salon des Indépendants. Son texte n’est en rien un compte-rendu, et il s’en explique : "comme
je n’ai aucun goût pour la simple mention de noms – ce qui à Paris
constitue déjà une distinction majeure – et comme mes lecteurs
hollandais ne visiteront pas les expositions parisiennes, je me
contenterai de faire connaître seulement les peintres qui sont
tellement importants – ou vont le devenir – que les Hollandais doivent
les connaître pour qu’un jour leurs œuvres soient répandues aux Pays-Bas".
Son propos se limita donc aux commentaires des envois de Luc-Albert
Moreau et de Dufresne, puis de ceux de Sabbagh, Alix, Valdo Barbey,
Gromaire et enfin de Thévenet. Sans se soucier d’objectivité et
d’équité, Conrad Kickert parle seulement de ceux qu’il aime, mais il
faut avouer qu’il en parle admirablement. Sa description du "Boxeur"
de Moreau, son évocation du style et du champ immense de l’inspiration
de Dufresne, ne donnent pas seulement l’opinion de Kickert, ce sont des
analyses étonnamment fouillées qui font comprendre et aimer ces
peintres (peut-être n’ont-ils jamais obtenu en France de commentaires
aussi profonds). Kickert avait d’ailleurs donné auparavant au même
journal une analyse de "la Mort de Sardanapale" (2), tableau que le Louvre avait
acquis quelques mois plus tôt ; son article, en ce qui concerne
notamment la composition de l’immense toile de Delacroix, est
magistral. Là encore, aucun journal français n’a publié une étude aussi
complète. Ce serait donc une erreur de retenir seulement de Kickert, en
tant que critique d’art, les quelques rares diatribes qu’il eut le
courage de fulminer contre des gloires contemporaines, aujourd'hui
intouchables ; ses écrits contiennent surtout des éloges,
convaincants parce que pertinents. Ajoutons que son néerlandais élégant
ajoute un grand charme à ses périodes laudatives.
(1) : Louis Vauxcelles considérait
Basler comme "l’un des marchands en appartement qui ont révélé la
peinture moderne aux gros mercantis de la rive droite" ce qui n’est
guère aimable pour les Barbazanges et autres Kahnweiler, mais rend
justice aux qualités de pionnier de Basler. André Salmon le juge "comme
un critique d’art lucide". Ces deux références sont tirées de la thèse
de doctorat, soutenue à Lyon en 1993 par Mme Annette Gautherie-Kampka,
sur le groupe des artistes du Café du dôme.
(2) : Conrad Kickert "La plus importante acquisition du Louvre" in de Amsterdammer du 18 mars 1922.