VI - Talent reconnu > Séjour à Chambery chez Bessie Davidson
Kickert souffrait de retrouver partout dans son domicile le rappel des
tourments que Gée y avait endurés, et même ce qui évoquait les moments
de rémission et d’espoir que sa fin avait démentis cruellement. Les
Trois ateliers, où s’était déroulée la décevante expérience d’un
exercice commun d’enseignement artistique (1),
n’étaient plus fréquentés que par Osterlind qui s’était installé avec
sa famille dans ces espaces trop vastes et donc inutilement coûteux.
Conrad décida de les partager avec eux. Au début de l’année, il y
transporta ses meubles, son chevalet et de nombreuses toiles terminées
dont quelques-unes avaient été offertes par lui à Gée et formaient une
collection familiale, inaliénable. Les espaces de travail
s’attribuèrent facilement à chacun des deux peintres, car ils se
répartissaient sur deux niveaux. Le ménage Osterlind installa sa
chambre sur une soupente qui formait balcon au-dessus de son atelier.
Titanne partageait une chambre avec Marie-Claire, la fille cadette
d’Anders et d’Yvonne, plus jeune qu’elle d’un an, pour la durée des
week-end. En semaine elle fréquentait le lycée de Saint-Germain-en-Laye
où elle était pensionnaire comme Marie-Claire et comme sa sœur aînée,
Lise. La directrice de ce lycée eut la bonne idée d’installer ces trois
inséparables hors des dortoirs, dans une chambre commune. Elle n’eut
pas à le regretter car, grâce à l’influence de Lise qui était un modèle
de calme et de sérieux, ce local mérita d’être donné en exemple pour
l’ordre qui y régnait et la bonne entente de ses occupantes. Rien
n’aurait terni la satisfaction de Titanne qui retrouvait peu à peu son
équilibre après l’arrachement qu’elle avait ressenti, n’eût été le zèle
de l’économe de l’établissement qui n’hésitait pas le cas échéant à lui
signaler à haute voix sur les rangs, que la note du trimestre ne lui
avait pas encore été réglée.
Kickert occupa tout seul le niveau inférieur constitué de deux ateliers
contigus donnant sur un jardin d’où l’on pouvait rejoindre la rue. Il
installa son lit au fond du plus petit des deux ateliers. La cuisine et
les toilettes se partageaient selon les besoins. En résumé, une
installation assez limitée en espace et en confort pour la vie
quotidienne, contrairement aux ateliers dont les surfaces très vastes
bénéficiaient en outre d’une hauteur de plafond de quatre à cinq mètres
et de vitrages en proportion, exposés au nord, inondant ces volumes
d’une lumière froide, propice au travail d’un peintre.
A peine Kickert s’était-il remis à l’ouvrage qu’il dût s’interrompre
pour assister au mariage de sa première fille, Aleyda, le mardi 23
février aux Pays-Bas. Le contact avec sa première femme Mary, la mère
de la mariée, fut certes courtois mais se limita à leur rencontre à la
cérémonie et à la réception des noces. Il prolongea néanmoins son
séjour jusqu’au 2 mars, rendant visite à son jeune frère Johan, à de
vieux amis comme Keuls, Stam et aussi à des parents du côté de sa mère,
les Vigelius et les Biemond.
En avril, après son retour à Paris, une carte de presse en tant que
critique d’art, lui fut attribuée par de Groene Amsterdammer. Il en fit
un usage modéré. En revanche, il peignit comme précédemment en
s’attachant à tous les genres. S’il fit moins de natures mortes et de
nus, il réalisa des paysages et des portraits. Comme il ne voyagea pas
avant l’été, il reprit en atelier des sujets de marines et de paysages
déjà traités d’après nature les années précédentes. Une mer houleuse
rappelle son séjour d’août 1934 à Saint-Jean-Cap-Ferrat (2). Trois paysages de neige s’inspirent d’œuvres peintes à Châtel en décembre 1934 (3). Deux vues de Florac font revivre ses séjours en Lozère de 1935 et 1936 (4).
Ces répliques qui ne correspondaient pas à des commandes, trouvèrent
toutes des amateurs par la suite. Certes, Kickert avait repris des
sujets qui l’avaient bien inspiré, mais la dramatisation qu’il leur
donna dans les répliques d’atelier, selon son penchant habituel,
n’avait rien enlevé à leur pouvoir de séduction.
Dans le portrait d’Edith S. (5),
une parente des Osterlind, Conrad se devait de l’avantager au mieux et
il éclaira sa stricte robe noire d’une écharpe de soie verte. Celui de
son collègue et ami Alexandre Stoppelaëre (6),
saisit le modèle dans une intense réflexion, comme absorbé dans
l’analyse d’un monde inconnu, une expression qui paraît prémonitoire
chez celui qui devint dix ans plus tard, par la grâce du roi Farouk,
conservateur en chef des Antiquités d’Egypte (7).
Au début de l’été, Conrad représenta une femme blonde aux doigts
déliés, tenant une guitare ; nul ne sait si en fait elle savait
jouer de cet instrument, mais l’extraordinaire naturel de son attitude
et de son expression la désigna d’emblée comme "la Guitariste" (8).
Quelques semaines après, Kickert, à l’invitation de Bessie Davidson et
de Mlle Leroy (une amie de Bessie qui avait loué l’atelier laissé par
Conrad au 40 rue Boissonade) séjourna au château de Villeneuve, à
Cognin, près de Chambéry. Il en profita pour rendre dans un camaïeu
gris-vert la cour du château, avec autant de simplicité et de pieuse
sympathie que si sa propre famille y avait vécu depuis trois siècles (9).
(1) : Cf. supra, année 1931,
pp. 290-292. A noter que les Trois ateliers, à peine installés au
7 rue Boissonade, changèrent d’adresse sans changer de lieu, car la
numérotation des immeubles fut modifiée à la suite de l’ouverture de
l’impasse que constituait cette rue, qui rejoignit de ce fait l’impasse
symétrique ouvrant sur le boulevard Montparnasse. Les premiers numéros
furent attribués à partir de ce boulevard, et les derniers aux
immeubles voisins du boulevard Raspail. Le n° 7 devint le
n° 33 ou plutôt les numéros 31 et 33, car l’immeuble avait deux
entrées; le n° 18 où habita CK de juin 1924 à décembre 1936, était
devenu le n° 40.
(2) : "Une vague"1937 (81 x 100 cm) Opus 37-18.
(3) : "Neige dans les Alpes" 1937 (65 x 81 cm) Opus 37-12 ;
"Pin devant la vallée, Châtel" 1937 (46 x 55 cm) Opus 37-13 ;
"Vallée de la Dranse" 1937 (73 x 92 cm) Opus 37-15.
(4) : "Le Vieux Florac" 1937 (92 x 73 cm) Opus 37-16 ;
"la Route des transhumants" 1937 (81 x 100 cm) Opus 37-04.
(5) : "Edith Sarradin" 1937 (81 x 65 cm) Opus 37-02.
(6) : "Alexandre Stoppelaëre" 1937 (73 x 60 cm) Opus 37-17.
(7) : Anticipation
surprenante, car ni ses relations, ni rien dans le passé de Stoppelaëre
ne le destinait à cet emploi, sauf sa considérable culture. Toutefois,
le portrait n’a pas une force prophétique suffisante pour indiquer qu’à
l’arrivée de Neguib, puis de Nasser, Stoppelaëre serait contraint comme
tous les occidentaux, de faire ses bagages sans être autorisé à
transmettre ses découvertes. Il eut sans cela instruit ses successeurs
égyptiens du fait que la construction du haut barrage d’Assouan,
légitime ou pas, ne pouvait pas épargner le temple d’Abou-Simbel. Le
démontage pierre par pierre dudit temple et sa reconstruction au-dessus
de la retenue du Nil, une prouesse ruineuse, devait ôter à l’édifice
tout intérêt, selon lui, car sa signification se trouvait dans le
rapport de chaque pierre, de chaque ornement, avec les coordonnées du
lieu d’origine et avec les astres.
(8) : "La Guitariste" 1937 (73 x 60 cm) Opus 37-19.
(9) : "La Cour de Villeneuve" 1937 (73 x 92 cm) Opus 37-08.