VI - Talent reconnu > Décès de Gée
L’année est marquée par le drame dont Kickert ne se remettra jamais
tout à fait, le décès de Gée. Dès octobre 1935, elle avait accepté que
Titanne quittât l’Ecole alsacienne et devint pensionnaire au lycée de
Saint-Germain-en-Laye que fréquentaient déjà Lise et Marie-Claire
Osterlind, car elle n’avait plus la force de s’occuper quotidiennement
de son enfant et voulait aussi la soustraire aux alarmes et aux à-coups
qu’entraînait son état de plus en plus précaire. Elle s’efforçait de
faire bonne figure à chaque fin de semaine où Titanne retrouvait la
maison. Conrad essayait de peindre dans les moments où sa femme
trouvait un peu de repos, mais posait immédiatement la brosse ou le
couteau pour répondre à chacun de ses appels. Les amis du couple, et
particulièrement ceux qui trouvaient à Kickert un côté hautain, furent
étonnés de sa disponibilité et de son dévouement, de la patience avec
laquelle il s’attachait à écouter sa femme, à calmer ses soucis, à
traiter ces problèmes insignifiants, que la malade, alitée presque
constamment dans les derniers mois, ressentait comme importants et
urgents. Bien qu’elle fût en bonnes mains aussi du côté médical, son
état empira et après des mois de souffrance, elle s’éteignit le samedi
13 juin. Elle fut portée en terre le 16 au petit cimetière de Choisel,
à quelques pas de Talou où, en
dépit des soucis d’argent, elle avait vécu de belles années. Les amis
de France s’y pressèrent ; il y manquait la plupart de ceux des
Pays-Bas. Maurice-Pierre Boyé, journaliste et poète, qui avait
bénéficié de l’amitié du couple, rendit compte de l’émotion et du
chagrin qui habitaient toute l’assistance, au delà de ce que beaucoup
s’étaient attendus à ressentir, comme s’ils découvraient trop tard ce
que la disparue avait été pour eux.
Au long des premiers mois de l’année, des œuvres de Kickert avaient été
montrées aux USA et aux Pays-Bas, car sa carrière suivait son cours
même s’il en était comme absent. La nature morte, exposée à Pittsburgh
l’année précédente (1), avait
été envoyée avec l’ensemble des deux sections (européenne et
américaine, à l’exclusion des USA) de l’exposition Carnegie, d’abord à
Cleveland (2), puis à Toledo (3).
Kickert figurait dans la salle "Holland" en compagnie de Colnot, de
Sluyters et de cinq autres peintres néerlandais, tandis que nombre de
ses amis se rangeaient parmi les trente-deux peintres des salles
"France" qui composaient un groupe à faire pâlir d’envie n’importe quel
conservateur de musée d’art moderne, ou propriétaire de galerie, comme
le montrera une énumération partielle : Bonnard, Braque, Derain,
Dufy, Segonzac, Friesz, Goerg, Kisling, Léger, Lhote, Marquet, Matisse,
Picasso, van Dongen, Vlaminck, Vuillard, pour conserver l’ordre
alphabétique dans lequel le catalogue, sagement, les rangeait.
Aux Pays-Bas, une exposition particulière s’était tenue à Rotterdam (4),
du 26 janvier au 16 février. Cinquante-quatre de ses œuvres y étaient
présentées : trente-six tableaux et dix-huit aquarelles ou
dessins. Kickert avait envoyé "Tempête à Deauville", le portrait de "Taïeb le Tunisien" et "l’Intruse", toutes œuvres déjà commentées (5).
Le reste comportait huit natures mortes dont quatre de fleurs ; un
autoportrait ; deux portraits de dames (une Australienne et une
Américaine, cette dernière – plus ou moins alliée aux Vanderbilt –
comme engoncée dans sa respectabilité) ; un nu de négresse ;
de nombreux paysages des Alpes, de la Méditerranée, des Causses ;
des marines de Bretagne. En somme, une exposition très complète,
rendant bien compte des travaux récents du peintre. Le choix des œuvres
indique que Conrad en avait senti l’importance. Il ne reste pourtant
pas, dans sa correspondance, ni dans ses archives, la moindre trace de
son implication. Il avait en effet laissé l’essentiel de la tâche à la
direction du Kunstkring dont Jo Zwartendijk était membre et sur
laquelle il savait pouvoir compter.
Deux critiques néerlandais donnèrent un compte-rendu de cette
manifestation. Cornelis Veth pensa démontrer son ouverture d’esprit et
son objectivité par de nombreux commentaires laudatifs ; puis il
assortit ceux-ci de réserves, justifiées selon lui par le travail
inégal de l’artiste. Il conclut enfin que l’œuvre de Kickert souffrait
"d’une trop commode autosatisfaction". D’où l’on déduira que le
sentiment de Cornelis Veth sur l’homme n’avait pas changé et
conditionnait celui qu’il éprouvait pour le peintre. C’était du reste
prévisible, car il avait chapeauté son article par un sous-titre qui
canalisait d’avance les impressions du lecteur : "L’absence
d’autocritique de Conrad Kickert". Ainsi parlait l’augure du Telegraaf (6). Dans un journal de Rotterdam (7) et dans un article non signé, un critique s’étonne d’abord devant l’autoportrait (8)
où Kickert apparaît "comme affligé d’une maladie incurable". La
notation, bien qu’excessive, a un fondement, car Kickert s’est donné un
air souffreteux : sa main appuyée sur son côté pourrait faire
croire qu’il tente d’atténuer une douleur ressentie par là. Conrad
avait bien conscience de ce fait, puisqu’il a inscrit dans son carnet
noir "expression très douloureuse", mais il a noté aussi "rien qu’en
glacis et frottis". Cette dernière indication traduit sa satisfaction
de ce qu’il devait considérer comme une prouesse technique auprès de
laquelle l’expression de son visage ne revêtait guère d’importance. Du
reste, Kickert s’est toujours représenté sous un jour sérieux,
méditatif et parfois anxieux ; le fait d’avoir forcé la note dans
cet esprit ne le gênait guère, tandis qu’il ne se serait pas supporté
en homme jovial et se serait déjà inquiété de se trouver une figure
sereine. La toile avait été prêtée pour l’exposition par Vecht qui en
était propriétaire depuis 1931. Notre critique bâtit son article à
partir de là. Comment pouvait-on concilier ce peintre malade avec
l’auteur d’une œuvre copieuse ? Son analyse le conduisit à noter
ici et là une facture négligée, une technique imparfaite, une plastique
trop raide. Ayant signalé ces insuffisances, mais relevé l’exactitude
de l’atmosphère dans les paysages et des qualités remarquables dans la
couleur, il put conclure, avec la satisfaction qu’apporte une
démonstration bien conduite, que "cet art présente malgré tout des
signes maladifs qui expliquent l’autoportrait pâle".
(1) : "Poissons, gibier et fleurs" 1934 Opus 34-06 ; cf. supra, année 1935.
(2) : Au Cleveland museum of art (Ohio), du 2 janvier au 14 février.
(3) : Au Toledo museum of art (Ohio), sous le n° 166, du 1er mars au 19 avril.
(4) : Au Rotterdamsche Kunstkring, 35 Witte de Withstraat.
(5) : Cf. pour "Tempête à
Deauville" année 1930 p. 282 ; pour le portrait de "Taïeb le
Tunisien" année 1933 p. 314 et année 1934 p. 321 ; pour
"l’Intruse" année 1934 p. 323.
(6) : Du 5 février 1936.
(7) : Rotterdamsche Nieuwsblad du 28 janvier 1936.
(8) : "Portrait de l'auteur" 1930 (84 x 75 cm) Opus C.30-12, en dépôt au musée de Wieger à Deurne (Pays-Bas).