VI - Talent reconnu > "L'Intruse"
Mais tirons de ses griffes Kickert et son "Intruse". Kickert avait voulu que "la Vie de bohème" portât un message ; sans le vouloir expressément il avait aussi chargé d’un message "Un peintre et son modèle". Cette fois-ci, "l’Intruse"
se contente de justifier par son titre la réunion insolite du peintre
qui doit finir une marine et du modèle qui s’est apprêtée à poser pour
un nu. Il reste à savoir si cette réunion insolite se justifiait. Pour
faire un bon tableau de salon, il faut suivre les règles imposées par
le genre. La grande dimension de la toile en est une. Le sujet n’est
pas indifférent non plus. Un portrait peut convenir ; encore
faut-il avoir à représenter quelqu’un d’intéressant en soi. Un nu, une
bonne solution aussi, à condition de ne pas s’en contenter à chaque
occasion, sous peine de se voir accoler une étiquette. Une composition
associant les deux personnages, voilà un parti plus riche et qui permet
de remplir une bonne surface. Mais Kickert, dans un passé récent, s’en
était servi deux fois. Pouvait-il au moins renoncer au tandem
peintre-modèle ? Mais comment justifier autrement que par ce motif
professionnel le voisinage d’un monsieur en costume et d’une femme
nue ? Il y avait autrefois une solution pratique, représenter la
tentation de saint Antoine : un ermite décharné, vêtu de
guenilles, sur fond de rochers ou de grotte, détourné de sa prière par
une créature dotée de tous les attraits de la chair. Il ne s’agissait
pas de présenter une vision issue de l’esprit de saint Antoine, ni une
apparition, deux phénomènes difficiles à rendre en peinture d’une façon
crédible. La tentatrice devait être une femme, si proche qu’Antoine, en
tendant le bras, aurait pu la toucher, et si évidemment charnelle
qu’après cela il n’aurait pas été détrompé.
Parce qu’il était excellent, le sujet, dans les siècles passés, avait
été souvent traité, et excellemment. Le peintre d’aujourd’hui aurait
couru le risque d’une comparaison avec l’œuvre de l’un de ces
prédécesseurs. Et puis, vraiment, proposer cela pour le salon
d'Automne ! L’idée de Kickert était de faire de la femme nue un
pur produit de l’imagination du peintre obsédé par son image. Il
travaille à une marine, la meilleure preuve de la présence irréelle du
modèle ! Cependant si le spectateur doit raisonner devant un
tableau pour cesser d’être choqué ou surpris, c’est que l’œuvre a
manqué son but. Elle devrait plaire par sa beauté et non retenir par
l’énigme qu’elle pose. Elle devrait s’affirmer d’emblée, même sans
titre. Quelles que fussent les raisons ayant conduit Kickert à placer
ainsi côte à côte deux images mal assorties, il faut regretter qu’il
s’en soit accommodé.
Peut-être majorons-nous à l’excès les inconvénients de cette lisibilité
insuffisante. Les autres critiques, même s’ils ont vu l’étrangeté de la
composition, n’en ont pas fait le reproche. Et le nu, objet du litige,
suscita des compliments extraordinaires. Goulinat (1)
: "Conrad Kickert nous fait un envoi important et varié d’où nous
détachons, dans la toile où il se représente lui-même peignant une
marine, la figure de ce modèle aux formes pleines qu’il brosse avec une
mâle vigueur". Ce critique n’est pas le seul à voir à tort dans le
personnage du peintre un autoportrait. Thiébault-Sisson (2)
signale : "...la robuste toile où Conrad Kickert, en présence de
son portrait par lui-même, a inséré le beau nu féminin qui est
l’orgueil de ce salon". Florissone (3) dit de "l’Intruse" : "Un nu ferme et consciencieux [...] et c’est peut-être le meilleur morceau du salon". Brécy (4)
ne ménage pas non plus les compliments : "Conrad Kickert dont
l’envoi est un des plus frappants, des plus captivants et des plus
admirables du salon, a composé d’un peintre et de son modèle, une scène
intitulée l’Intruse qui a une force superbe".
Cette "Intruse" a donc mérité
tous les honneurs et pourtant elle a reçu l’affront suprême, venant du
côté le plus inattendu. Quatorze ans après l’avoir peinte, Kickert en
gratta l’image et peignit un autre nu exactement à la place qu’elle
occupait, même taille, même posture. Il ne reste que la plaque
photographique faite en 1934 par Marc Vaux, pour nous restituer l’image
de l’intruse qui a été évincée. Kickert aurait pu garder le nu et
remplacer la marine pour donner à l’activité du peintre un sujet moins
contradictoire avec le contexte. Mais non, un autre nu a pris la place
du premier, ce qui amène à se demander quelle est la supériorité du
second. La substitution n’a laissé aucune trace sur la toile, mais
Kickert n’avait pas besoin de cet exercice pour prouver sa virtuosité
technique. La nouvelle intruse, avant d’être un beau morceau de nu,
était un beau brin de fille. La précédente était moins jeune, plus
gymnaste, moins bronzée et coiffée à la mode des années trente.
Différences secondaires, il faut tenir pour incompréhensible la
démarche de Kickert.
(1) : Le Dessin, numéro de décembre.
(2) : Le Temps du 1er novembre.
(3) : In l’Art et les artistes, numéro de novembre.
(4) : In l’Action française du 31 octobre.