VI - Talent reconnu > Rétrospective des Indépendants (1934)
Kickert, au long de l’année, exposa dans plusieurs salons et, pour deux
de ceux-ci, à la surprise générale. Le salon des Indépendants avait
ouvert ses portes le 2 février, alors que des manifestations contre le
gouvernement se succédaient depuis des semaines, manifestations
réprimées le 6 par des tirs de la police qui firent plusieurs victimes
place de la Concorde. La peinture passait donc après bien d’autres
soucis. Cependant les Indépendants intéressèrent la presse artistique
parce qu’on y célébrait le cinquantième anniversaire de la création de
la société, par une rétrospective dédiée aux anciens. Kickert était de
ceux-là puisqu’il avait exposé à ce salon en 1910 et 1911. Sa
participation, interrompue entre 1912 et 1920, avait repris de 1921
jusqu’à 1926, année où fut présentée une rétrospective des trente
salons précédents. Puis Kickert avait officiellement démissionné le 20
février 1927, en désaccord avec plusieurs décisions du comité :
accrochage par ordre alphabétique, regroupement des étrangers dans des
salles séparées, etc. Il s’abstint donc d’y montrer des œuvres de 1927
à 1933 et fit même partie, comme on l’a vu, des dissidents qu’abrita en
1929 et en 1930 le salon d'Art français indépendant, lequel ne se
maintint pas plus longtemps. Kickert jugea qu’il devait suspendre sa
bouderie, car s’il était opposé aux réformes récentes, il considérait
qu’auparavant les Indépendants avaient rendu à l’art de grands services
et qu’il convenait d’y rendre hommage. Il renonça donc à s’abstenir en
cette année 1934, vu les circonstances exceptionnelles, mais ensuite on
ne le revit plus que trois fois aux Indépendants : en 1948, en
1964 et l’année de sa mort en 1965.
Le comité du salon avait décidé aussi, mais seulement pour cette
rétrospective, de renoncer à l’ordre alphabétique et d’accrocher les
œuvres par ordre d’ancienneté de leurs auteurs dans la société. Ce
critère étant le seul pris en compte, l’ostracisme contre les étrangers
ne s’appliquait pas. Heureuse, la levée de ces deux règles, mais pure
coïncidence qui n’avait pas joué dans la décision prise par Conrad de
participer, pas plus que sa participation n’avait disposé le comité à
les adopter.
Kickert choisit d’envoyer "le Baiser" et "le Lever", des œuvres de 1919 et de 1921 (1). Dans "le Baiser"
l’homme cache par sa nuque le visage de celle qu’il embrasse, tandis
que leurs corps s’allongent l’un vers la droite, l’autre vers la
gauche, l’homme de dos, la femme de face (2). Le couple nu est étendu sur une plage. Il produisit une forte impression sur Thiébault-Sisson (3)
qui signala "les nus vigoureux et musclés", épithètes qu’on
appliquerait plus volontiers au singulier à propos de l’homme. Citons
Chandenay (4) qui note :
"Après le grand nu de Jeaulmes d’une touche si froide et calme, après
les chairs rosées de Favory, le 'Baiser' de Conrad a l’air peint avec
du soufre". Puisqu’on ne saurait rendre des corps ambrés ou bronzés en
se servant de soufre, notre critique a dû trouver ailleurs que dans
leur teinte ce quelque chose de sulfureux qui l’a frappé.
"Le Lever" (5), peint d’après Gée, est célébré "pour ses volumes pleins où se joue la lumière" (6), une impression ressentie également par Turpin (7)
pour lequel "Conrad Kickert affirme des dons précieux dans ses beaux
nus à la chair dorée qu’il sait exalter par des ombres. Son Lever est
une page qui honore un peintre". Une notation voisine chez du Colombier (8) qui juge "le Lever" : "Une œuvre forte, sans concession à l’agrément, corps de femme puissamment modelé dans le clair-obscur".
A la fin d’avril, Kickert surprit encore en exposant au Grand Palais,
mais cette fois-ci au salon de la Société nationale des
beaux-arts ! Les membres de cette institution fondée en 1890 sous
la présidence de Meissonnier, plaçaient au-dessus de tout une réserve
de bon ton dans les sujets, le fini, pour ne pas dire le léché dans
l’exécution, et les récompenses académiques dans leurs espérances. Tout
ce dont le salon d'Automne était l’antidote. La Nationale tentait des
approches auprès des représentants de ce dernier courant dont elle
enviait la jeunesse bien qu'elle redoutât son audace, et dont elle
voulait tirer un peu de sang neuf, à condition d'éviter les
mésalliances. Conrad répondit cette année-là à leurs sollicitations
sans mesurer son concours puisqu’il envoya cinq toiles : deux
natures mortes, deux marines et un autoportrait. Les critiques eurent
assez de discrétion pour saluer sa participation sans s’en étonner et
pour gratifier ses œuvres des épithètes qu’ils eussent employées à leur
sujet dans le cadre du salon d'Automne : "la solide matière" (9), "la sombre véhémence" (10), une "marine bien peinte" (11), en restant même fidèles à leurs clichés "M. Conrad qui maçonne ses natures mortes dans une pâte généreuse" (12), sauf Fierens qui avait suivi la carrière de Conrad depuis si longtemps qu’il ne put cacher son étonnement (13),
en termes mesurés tout de même : "On est surpris, très
agréablement d’ailleurs, de voir en ce salon cette fois-ci – on se
pourrait croire au salon d'Automne – d’énergiques natures mortes de
Conrad" (14). Il semble qu’ait
été éclipsé par ces natures mortes, le très bel autoportrait joint à
son envoi. Conrad l’estimait pourtant au point qu’il en fit don au
musée de La Haye (15).
(1) : CK classa "le Baiser"(ou
"l’Amour au bord de la mer") en 1919 dans le "carnet noir". Il pourrait
être aussi bien de 1921, comme "le Lever".
(2) : Cf. supra année 1921, p. 129, et note 25.
(3) : In le Temps du 4 février.
(4) : In le Journal des débats du 6 février.
(5) : Cf. supra, année 1921, "le Lever" Opus A.21-15 (112 x 95 cm), Musée de la ville de Paris.
(6) : In l’Art et les artistes de février.
(7) : In Paris médical du 24 mars.
(8) : In Candide du 9 février.
(9) : Kahn in le Quotidien du 2 mai.
(10) : Vauxcelles in l'Excelsior du 30 avril.
(11) : Dolié in Beaux-Arts du 27 avril.
(12) : Chavance in la Liberté du 29 avril.
(13) : In le Journal des débats du 27 avril.
(14) : L’une d’elles a été reproduite, d’après un cliché de Marc Vaux, in Beaux-Arts du 27 avril.
(15) : "Portrait de l'artiste" 1934 (81 x 65 cm) Opus A.34-15.