VI - Talent reconnu > Conrad à l'île d'Yeu
Kickert envoya au salon d'Automne (1),
outre une nature morte, un "paysage animé" selon l’expression consacrée
pour indiquer qu’il comportait des personnages : trois modèles
nus, se dorant au soleil. Leur tranquillité contraste avec les rochers
énormes qui les surmontent, témoins déchiquetés d’un combat sans merci
contre la mer alliée au vent. Raymond Cognat, dans Beaux-Arts,
ressentit cette grandeur : "M. Conrad a peint avec un courage dont
il a été récompensé, un paysage de rochers où les difficultés
abondaient". Cette toile de grande taille (2)
ne pouvait manquer d’être signalée, ce que firent une quinzaine de
critiques. Six d’entre eux furent néanmoins plus sensibles à la nature
morte des "Coquillages" (3)
qui offraient de savantes variations de gris, d’ivoire, de nacre,
rehaussées par un fond de draperie vert-clair, et dont la séduction
convainquit assez le musée du Petit Palais pour qu’il en fît
l’acquisition.
Enfin, une galerie d’Amsterdam (4) exposa en décembre une nature morte : "Faisan et lapins" (5) entre des œuvres de peintres estimables, souvent amis et quelquefois contemporains de Kickert comme J.F. van Deene (6),
Leo Gestel, H.F. ten Holt, M.J. Lau, H. Lugt, Jaap Weyand, Matthieu et
Piet Wiegman, sans oublier les sculpteurs John A. Rädecker et la
charmante Lous Beyerman. Ce groupement devait quelque chose à Kasper
Niehaus qui fournit pour le catalogue une abondante préface.
Kickert ne fit, à la belle saison, qu’un seul séjour hors de Paris. Il
retourna à l’île d’Yeu, près du port de La Meule cette fois. Il peignit
une douzaine de tableaux d’après nature et presque autant ensuite, en
atelier, ceux-ci de grande taille. Parmi ces derniers une crique
assiégée par les vagues (7).
Du travail en atelier proviennent aussi plusieurs nus, même s’il les
plaça dans un décor forestier, ou, comme les trois baigneuses du salon
d'Automne, en bord de mer. Signalons le portrait de "Taieb le Tunisien" (8) , un modèle s’acquittant de ses prières, assis, un chapelet à la
main. On ne sait si ce Tunisien était un homme pieux, mais tout le
monde le supposera tel, parce qu’il semble absorbé dans sa prière,
immobile et pourtant à l’aise. Le tableau oppose les rouges superbes du
costume, fez, gandourah, mules, au fond gris sur lequel joue la
lumière. Parmi les natures mortes, peu nombreuses, "le Courlis" (9),
suspendu par les pattes, doit sa notoriété au fait d’avoir appartenu à
un ambassadeur des Pays-Bas qui l’a promené de Rome à New York, puis à
Paris, mais aussi à ses couleurs claires, très rares dans les natures
mortes de Kickert.
Tout pris en compte, le travail de Conrad comporta à peine trente
œuvres pour toute l’année. Il en alla de même l’année suivante et, de
1935 à 1937, sa production annuelle se limita à vingt-cinq toiles. Elle
ne commença à s’accroître qu’en 1938 et atteignit en 1939 un niveau
dépassant celui des meilleures années vingt (10).
Il suffit de penser à la maladie de Gée, aux alarmes qu’elle suscita
chez ses proches et au désarroi dans lequel les laissa sa disparition
en 1936, pour qu’il soit inutile d’expliquer davantage l’éclipse
constatée dans l’ardeur au travail de Kickert. Pourtant, comme on le
verra, la qualité de ses œuvres ne s’en ressentit pas, sa vigueur
créatrice était bridée et non pas éteinte.
(1) : Vernissage le 31 octobre.
(2) : "Bain de soleil" ou "la Falaise" 1933 (146 x 114 cm) Opus A.33-18.
(3) : "Coquillages" 1933 (73 x 92 cm) Opus A.33-19, musée du Petit Palais, Paris.
(4) : Kunsthandel J. Goudstikker NV, Heerengracht 472.
(5) : N° 35 du catalogue de l’exposition :
"Faisan et lapins" 1931 Opus A.31-24, collection du musée de La Haye.
(6) : Il avait repris la brosse et montrait une nature morte de 1930.
(7) : "Crique" ou "Gouffre avec rocher noir" 1933 (81 x 100 cm) Opus A.33-24, musée de La Haye.
(8) : "Taïeb le Tunisien" 1933 (81 x 65 cm) Opus 33-04.
(9) : "Le Courlis" 1933 (73 x 60 cm) Opus 33-08.
(10) : Cf. in fine, "Survol de l’œuvre" pp. 509-513.