VI - Talent reconnu > Nemours, Mende et Estaing
Entre temps, Conrad s’était comme d’habitude, rendu pendant l’été dans
des contrées propres à lui fournir des motifs de paysages. En juillet,
il séjourna à Nemours avec les Picart-Le Doux. Ceux-ci habitaient rue
Boissonade dans le même immeuble que les Kickert et les deux familles
étaient très liées. Pic, comme on l’appelait communément, était
peintre ; sa femme, dite Picquette, une belle méridionale, lui
avait donné une fille plus jeune que Titanne, et surnommée Picou (1).
Auparavant il avait eu deux fils, dont l’aîné, Jean, artiste lui aussi,
fit mieux que se faire un prénom puisqu’il acquit par ses cartons de
tapisserie une célébrité qui oblige aujourd’hui à préciser "Charles"
Picart-Le Doux quand on veut parler de Pic. A Nemours, tandis que les
familles se reposaient au calme, Pic et Conrad purent profiter de la
forêt, des sentiers sablonneux, des rochers qui offraient des vues
alliant le pittoresque et le charme. Conrad y fut sensible et rendit
ces deux caractères dans une dizaine d’œuvres, soit de petites
dimensions (33 x 24 cm), soit plus importantes
(65 x 54 cm), mais encore compatibles avec un transport
aisé et le travail en plein air. Aussi comportent-elles la vigueur et
la spontanéité du travail d’après nature. Deux ou trois d’entre elles
montrent la silhouette de Gée, en robe rouge et chapeau de paille,
assise, et renforçant par sa seule présence le caractère serein et
accueillant du lieu.
Les Kickert ne rentrèrent pas à Paris pour longtemps, car Germ de Jong,
un collègue néerlandais de Conrad, installé pour un été laborieux à
Mende, insista pour qu’on l’y rejoignît. Kickert tenta volontiers ce
déplacement. Mende, avec ses sept mille habitants, à sept cents mètres
d’altitude et à sept cents (ou presque) kilomètres de Paris, devait à
son rang de préfecture de la Lozère d’être reliée à la capitale par le
chemin de fer. Pour gagner Mende – et le verbe est ici approprié – il
fallait quitter Paris dans la soirée par le prestigieux express de
Nîmes, en descendre au milieu de la matinée du lendemain pour emprunter
une ligne secondaire, équipée de matériel plus vétuste, qui vous
rendait à destination autour de midi. Germ de Jong, Conrad et leurs
familles se retrouvèrent au couvent de l’Adoration où l’hébergement, un
peu spartiate et comportant des horaires stricts, ne coûtait pas grand
chose. Gée devait s’y trouver au calme avec la femme de Germ, Elly de
Jong. Au bord du Lot, Conrad peignit le vieux pont Notre-Dame (2), puis, à l’opposé, la fière montagne qui domine Mende (3) . Celle-ci dresse, au-dessus des cultures, sa masse boisée en
forme de pyramide tronquée. Son sommet plan fait penser à un autel.
D’ailleurs, la piété populaire, depuis des temps immémoriaux, a
sacralisé son ascension en jalonnant le parcours de stations du Chemin
de croix. Nichées dans la forêt, on ne les voit ni d’en bas, ni sur la
toile de Kickert. En haut de celle-ci, le ciel transparent abrite
quelques nuages blancs que le peintre a modelés au couteau.
Il eut aimé séjourner plus longtemps à Mende, mais Germ de Jong en
avait déjà épuisé les vues et souhaitait rejoindre la vieille ville
d’Estaing à cent kilomètres en aval sur le Lot. Une fatigue
déconseillée à Gée qui commençait juste à retrouver son équilibre.
Conrad s’y rendit seul avec Germ qui se confirma être "un bon ami et
agréable compagnon, à la sensibilité en tout naturelle et juste" (4).
Atout supplémentaire, l’hôtel Raynaldy offrait
une table extraordinaire : "à chaque repas, trois viandes et trois
légumes. Terrible". En revanche, "village pittoresque, c’est-à-dire
pour moi très difficile" (5).
Conrad, en effet, ne s’estima pas satisfait de son travail, bien qu’il
s’y attelât matin et après-midi, avant que l’ombre noie la vallée.
Comprenons que l’adaptation à une nouvelle contrée et à sa lumière
propre demandait, comme chaque fois, un effort à l’œil exigeant du
scrupuleux Kickert. Et on peut supposer que les toiles d’Estaing qui
nous sont parvenues ont été peintes vers la fin de son séjour. Car le
bourg d’Estaing, avec ses façades de guingois, ses toitures recrues de
chaleur et de fatigue (6),
nous est bien restitué tout comme l’altière silhouette du château, qui
conserve, dans un camaïeu doré, un reflet de sa vieille gloire (7).
A Paris, le travail en atelier a donné lieu à une dizaine de natures
mortes où l’on retrouve des fleurs, des légumes, du gibier, des
poissons et un tableau de jouets, peint, celui-ci, pour une nièce de Gée (8). En atelier, bien sûr, furent peints un nu "Blonde sur divan rouge" (9), auquel répond une "Mulâtresse" (10),
nue également mais assise, et une demi-douzaine de portraits d’Italiens
ou d’Italiennes. Ces effigies représentent probablement, dans de petits
formats, les membres d’une même famille, des immigrés qui obtinrent
quelques subsides en posant en costume pour des peintres de
Montparnasse. Conrad maintint ainsi sa production au niveau élevé de
l’année précédente, avec une dominante de paysages, souvent d’après
nature, fruits de ses séjours estivaux.
(1) : Elle se prénommait en réalité Jacqueline; sa mère Marcelle et son père Charles.
(2) : "Le Pont Notre-Dame à Mende" 1932 (46 x 55 cm) Opus C.32-18.
(3) : "Mende" 1932 (65 x 81 cm) Opus 32-08 ; et réplique d’atelier :
"Mende II" 1932 (73 x 92 cm) Opus A.32-22, coll. particulière au Portugal.
(4) : Lettre de CK à Gée, écrite au dos de cartes postales d’Estaing, en août 1932.
(5) : Citations tirées de la même correspondance.
(6) : "Le Village d'Estaing" 1932 (65 x 81 cm) Opus 32-01.
(7) : "Château d'Estaing" 1932 (65 x 81 cm) Opus C.32-16.
(8) : "Nature morte de jouets" 1932 (65 x 54 cm) Opus 32-20, coll. particulière aux Pays-Bas.
(9) : "Blonde sur divan rouge" 1932 (73 x 100 cm) Opus A.32-23, coll. particulière aux Etats-Unis.
(10) : "Mulâtresse" 1932 (37 x 33 cm) Opus 32-11.