VI - Talent reconnu > L'Amie américaine
Kickert aborda l’année dans des conditions favorables. Il put louer dès
le jour de l’an, dans l’immeuble qu’il occupait déjà, mais dans un
autre corps de bâtiment donnant cette fois sur la rue, et au second
étage, un atelier plus vaste complété d’un appartement. Cela améliorait
beaucoup les conditions de vie familiales et les siennes pour le
travail. A la promiscuité dénoncée dans "la Vie de bohème",
succédait une proximité qui laissait à chacun son indépendance. Le
loyer, il est vrai, doublait presque à mille cent vingt-cinq francs par
terme.
Le complément de ressources provenant des USA incitait à
l’optimisme : il compenserait bien cette charge. Ce fut le cas
puisque Mrs Shultz transmit à Kickert dans l’année : sept cent
cinquante-cinq dollars or, un peu plus qu’en 1930. Elle envoyait chaque
mois à Paris un chèque correspondant aux mensualités qu’elle avait
recueillies auprès des acquéreurs, faisait part des reports demandés en
raison de la crise. Le manquement qui fit le plus souffrir son
amour-propre fut celui de sa propre galerie la Rockford art
association, qui avait laissé un arriéré de cinquante dollars fin 1930
sur son achat de "Fish and game".
Mais la galerie vendit elle-même en tout et pour tout en 1931 une seule
petite toile et ne put solder l’arriéré qu’en 1932. Autre souci pour
Mrs Shultz, les difficultés que rencontrait un jeune médecin acheteur
des "Fleurs". Pourtant ce Dr
Cunningham mettait toute la bonne volonté possible à s’acquitter, même
en retard, ce qui faisait bien augurer du règlement définitif de sa
dette. Quant aux deux paysages de Saint-Tropez et de Bréhat, leur
règlement complet fut achevé en juin pour le premier et en août pour
l’autre. Restait quand même la nature morte ("le Dessert"),
la seule qui n’eut pas encore trouvé preneur d’entre les cinq toiles
ayant figuré à Pittsburgh et autres lieux. Mrs Shultz en souffrait
comme si son honneur s’en trouvait atteint. Déjà en juillet 1930, elle
avait écrit à Kickert : "Si je n’arrive pas à la vendre, je
l’achèterai pour moi-même et ainsi aucune toile ne vous sera
retournée", et elle récidiva en juin 1931 : "Comme je l’ai déjà
dit, je pense que je devrais l’acheter et ainsi obtenir un palmarès
parfait". Elle le fit, au prix de deux cent cinquante dollars, montant
fixé en accord avec Kickert pour l’amateur à rechercher, et elle
réglait la toile par échéances comme s’il se fut agi de cet acquéreur
introuvable.
Ce palmarès, cette fois-ci parfait, la laissait insatisfaite. Elle
s’attacha avec tant d’obstination à promouvoir l’œuvre de Kickert
qu’elle décida une amie de Chicago à acquérir une de ses toiles. Comme
il n’en restait aucune disponible, la dame demanda une œuvre "voisine
en coloris de la 'Citadelle de Saint-Tropez' et de la même taille".
Conrad se mit donc au travail pour satisfaire cette admiratrice
inconnue et peignit une "Entrée de la citadelle"
au format demandé, sans doute à partir d'une étude plus petite peinte
d’après nature en 1929. L’œuvre partit en août pour Chicago et, à fin
décembre, l’amatrice avait déjà réglé, avec une ponctualité
métronomique, quatre mensualités, soit cent dollars sur le prix convenu
de trois cents.
Le dévouement de Mrs Shultz était d’autant plus méritoire que ce rôle
d’intermédiaire n’était pas dans son tempérament : "Je ne suis pas
une bonne vendeuse, ce sont des amies qui ont acheté vos œuvres et je
suis obligée de les relancer pour qu’elles paient chaque mois et cela
me gêne". Aussi espérait-elle intéresser à l’œuvre de Kickert de bons
marchands de tableaux. Elle fit une démarche auprès de l’un d’eux, Mr.
Wiseman. Elle avait avec lui de bons rapports car elle avait accepté de
faire peu avant, dans sa galerie, une exposition des artistes qu’il
patronnait. Malheureusement, les poulains de ce marchand étaient tous
américains et il n’aurait dérogé à ce principe que pour un Kickert
ayant obtenu la nationalité américaine. Mrs Shultz dut se contenter de
communiquer à Kickert des listes de marchands opérant à New York et
Chicago, tous de premier ordre. Ses efforts inquiétèrent Kickert.
Et plus encore quand elle décida d’abandonner la présidence de la
Rockford art association, bien qu’elle y gardât un poste
d’administrateur. Il avait confiance en elle, de la reconnaissance pour
elle, mais pour les marchands de tableaux en général, il nourrissait de
la méfiance et presque du mépris. Il aurait aimé la remercier comme
elle le méritait, avec au fond de lui, sans se l’avouer, l’espoir de la
lier plus longtemps au rôle qu’elle avait joué en sa faveur. Une
occasion s’offrit à lui. Il souhaitait que l’Art institute de Chicago
acceptât en don une de ses œuvres la "Mer à Deauville".
Il s’attacha au long de sa carrière à placer l’un ou l’autre de ses
tableaux dans des musées. Il n’était pas animé par la vanité, mais par
le sentiment que les œuvres trouvaient là un havre protégeant leur
fragilité contre l’humidité, le feu, les vandales au rang desquels il
mettait les propriétaires abusifs qui réduisent, nettoient, réparent ou
corrigent cet objet qui leur appartient. Les démarches furent faites
par Mrs Furst que Mrs Shultz en chargea comme mieux placée qu’elle-même
dans ce rôle. Le processus habituel se développa, toucha le directeur
de cet admirable musée, qui soumit le cas à ses trustees. Sur un avis
judicieux, l’œuvre avait été présentée comme offerte personnellement
par Mrs Furst et non pas par son auteur. Etant donné que la simple
conservation d’un tableau coûtait au musée vingt-cinq dollars par an,
que les cimaises était totalement garnies et les réserves aussi, l’Art
institute refusa le don avec beaucoup de politesse mais une grande
netteté.
Lorsque Kickert en fut averti par Mrs Furst et Shultz, avec précaution
et délicatesse, il décida d’envoyer tout de même aux Etats-Unis la "Mer à Deauville" comme don à Mrs Shultz. Se doutant qu’elle le refuserait s’il le lui annonçait, il le joignit à l’envoi de "l’Entrée de la citadelle"
et fit part du cadeau après qu’il fut parti. Mrs Shultz réagit avec
assez de finesse pour ne pas accepter le cadeau sans toutefois le
refuser. Elle écrivit à Kickert le 21 août : "Vous êtes en vérité
trop généreux. Si j’ai une chance de vendre cette marine, je serai
contente de le faire pour vous. Dans le cas contraire, je la
conserverai jusqu’à ce que vous veniez en Amérique". Dans sa lettre du
22 décembre, elle revint sur le sujet de la marine : "Vous m’avez
donné la marine et cela me récompense cent fois pour ce que j’ai pu
faire pour vous. Si je pouvais la vendre, je le ferais et vous
enverrais l’argent, mais ici aucune vente de tableaux ne se fait à
l’heure actuelle". Il faut admirer comment à quatre mois de distance la
même chose est dite en glissant du futur au conditionnel.
Mrs Shultz dans sa lettre du 7 juin évoquait l’ouverture à Paris d’une
école de peinture par Kickert et deux collègues. Ce fait mérite un
commentaire. Conrad avait souvent l’occasion de donner des conseils en
matière d’art, rarement contre rémunération, le plus souvent par
camaraderie ou obligeance. Pour lui, la transmission de ses
connaissances, la révélation des techniques et du savoir-faire,
relevaient du devoir pour un artiste. Il s’en chargeait sans déplaisir
du reste. Mrs Furst a écrit (1)
quel profit elle avait tiré de cette formation qui, bénévole ou
payante, avait été dispensée et reçue comme entre maître et disciple.
(1) : Cf. supra, année 1929, pp. 269-270.