VI - Talent reconnu > Soutien des amis américains
Pour Kickert, l’essentiel fut d’être vu par le public américain où il
comptait déjà des amateurs et même une élève ! En effet, au début
de l’été 1929, une Mrs Furst, épouse d’un industriel de Freeport
(Illinois), voyageant en famille (1)
à travers l’Europe, avait, à Paris, rencontré Kickert qui consentit à
lui donner des leçons dans son atelier. Mrs Furst, il faut le préciser,
avait auparavant étudié la peinture aux Etats-Unis avec trois maîtres
successifs qui lui avaient effectivement appris à peindre, et elle
s’était acquise dans ce domaine une réputation locale et même
régionale. Elle avait ensuite relâché son activité artistique au profit
de l’éducation de ses enfants et du dévouement aux bonnes œuvres. La
crainte d’avoir de ce fait perdu la main, conjuguée à une plus grande
exigence envers son travail d’artiste, évolution due à sa maturité, lui
avait fait redouter de s’être fourvoyée dans la peinture et
d’apparaître comme une de ces bourgeoises superficielles et vaniteuses
qui pensait se valoriser par ce genre de hobby. Elle avait tenté
l’expérience des leçons auprès de Kickert avant tout pour voir clair en
elle-même et éprouver le sérieux de sa vocation d’artiste. Kickert lui
donna certes des conseils techniques, un domaine où il était reconnu
comme un expert, mais lui fit comprendre en outre que ses progrès
seraient tributaires de son état d’esprit, que rien n’était aussi
passionnant, ni aussi exigeant que la peinture. Il lui apprit qu’une
œuvre peinte reflétait la sincérité, l’ardeur qu’on y avait mises, mais
qu’elle dénonçait implacablement la facilité, l’insuffisante
concentration, la satisfaction de soi. En même temps, il s’attacha à
lui donner confiance en ce qu’elle pourrait faire, tout en corrigeant
ce qu’elle faisait. Pour toutes ces raisons, Mrs Furst rentra chez elle
assurée sinon de son art, du moins de sa détermination à travailler de
son mieux. Elle écrivit à Kickert : "Le travail que j’ai effectué
avec vous m’a apporté énormément. Je le savais, mais avant de m’asseoir
l’autre jour pour travailler sur une de mes anciennes œuvres,
j’ignorais encore à quel point j’avais progressé. Auparavant, lorsque
je tentais de mettre quelque chose sur une toile, je ne faisais
toujours, ou presque toujours, que la gâcher. Cette fois-ci, à ma
surprise et à mon plaisir, je fis mieux, peut-être mieux à cinquante
pour cent. C’est que j’ai réellement plus d’assurance aussi, ce qui
aide beaucoup. Je dois peindre après Noël, le portrait d’un des
chirurgiens de Freeport. Je n’avais pas l’intention de faire le
portrait de qui que ce soit ici, mais je ne pouvais m’empêcher d’y
penser. J’ai dit que je demanderais cinq cents dollars par portrait,
pensant que cela les effraierait, mais il ne semble pas que ce soit le
cas".
Afin de bénéficier des meilleures conditions de travail, elle fit
préparer par un architecte les plans d’un nouvel atelier moins exigu
que le sien et conçu comme celui où elle avait travaillé à
Montparnasse, avec soupente, large baie zénithale orientée au nord,
etc. ; ceci devait aussi lui donner de la place pour les nombreux
tableaux, de contemporains américains, qu’elle collectionnait, et
fournir un cadre mieux approprié à une nature morte de Kickert acquise
à Paris. On peut voir là une foucade, excusable venant d’une femme ou
d’une artiste ou d’une américaine et rendue fatale par la conjonction
de ces trois qualités. Cela lui réussit en tous cas et elle tint
Kickert au courant de son activité et de ses expositions. Elle parlait
de lui à des conservateurs et à des marchands. Le Dr Shultz qui avait
rendu visite à Kickert durant l’été, s’employa de son côté à faire
entrer une de ses œuvres au musée de Rockford. Il est hors de doute que
l’amitié et l’admiration des Furst et des Shultz firent autant, pour
permettre aux Américains d’apprécier Kickert, que l’exposition Carnegie
(132.544 visiteurs) et celles qui suivirent à Pittsburgh dans les
années trente. Il vendit aux Etats-Unis, en deux ou trois ans, une part
de sa production de la côte d’Azur, à Rockford surtout, mais aussi à
Chicago et à New York Non seulement, grâce à eux, le choix de plusieurs
collectionneurs se fixa sur Kickert, mais certains amateurs qui ne
possédaient aucun tableau, acquirent d’abord des œuvres de Kickert pour
se mettre à la page. Tout ceci doit être placé dans son contexte
économique que l’on résumera d’une phrase : une semaine exactement
après le vernissage du Carnegie institute, le jeudi 24 octobre (que
l’on connaît depuis sous le nom de Jeudi noir), Wall street connut un
krach sans précédent et resté sans égal qui fit, après l’Amérique,
plonger le monde entier dans ce qu’on appelle encore "la Crise",
laquelle dura jusqu’en 1936.
La Crise ne concernait pas encore la France lorsque le salon d'Automne ouvrit ses portes le 3 novembre. Kickert y exposa "la Vie de bohème",
une grande toile qui montre un artiste devant son chevalet se préparant
à peindre un modèle nu, allongé, tandis que sa femme et sa petite fille
font tapisserie derrière lui. Si Conrad a, par commodité, donné à
l’enfant les traits de Titanne, il avait, pour figurer le peintre et
l’épouse, renoncé à sa propre effigie et à celle de Gée et obtenu la
contribution de Gil Roy et d’une autre élève. Le nu était un modèle
professionnel, nommé ou surnommé Diane, qui posa pour plusieurs œuvres
de Kickert entre 1928 et 1931. Le tableau avait reçu son titre par
antiphrase. Trait d’humour ou plutôt marque d’une arrière-pensée amère.
Car les mots "vie de bohème" évoquent le relâchement, le rejet des
règles de vie et des convenances. Or la toile présente un artiste
confronté aux difficultés de son sujet, une composition à plusieurs
personnages, l’un des plus périlleux exercice dans l’art de peindre. Si
sa femme et son enfant y sont représentées, c’est qu’il ne dispose pas
d’une surface suffisante pour séparer son atelier de son habitation.
L’épouse est assise, figée même, pour ne pas troubler la concentration
du peintre. La petite fille, debout, un album fermé à la main, avec à
ses pieds des poupées et un cheval à bascule, attend, bien sage, de
pouvoir jouer. Le modèle nu, à quelques mètres du peintre, est comme
reclus dans l’immobilité requise par son emploi. Une toile austère en
vérité. Elle demande au spectateur de l’attention, de la réflexion et
une ouverture aux leçons qu’elle comporte, ce que ne favorise pas le
brouhaha d’un salon. Le tableau a trouvé plus tard un abri plus
convenable à son ambition, dans la collection d’un grand musée
néerlandais (2).
(1) : Les Furst avaient deux
enfants. Ils étaient accompagnés du Dr et de Mme Shultz avec leur fils.
Le Dr Shultz présidait à l’activité du musée de Rockford qui avait
acquis et exposait une œuvre de Florence Furst. Mrs Shultz était à la
tête d’une galerie d’art : la "Rockford art association".
(2) : "La Vie de bohème" 1929
(130 x 162 cm) Opus A.29-20, collection du Musée municipal
d’Amsterdam. Offert par CK à ce musée. Le conservateur, C. Baard, l’en
remercia officieusement, mais lui suggéra de l’offrir à la ville
(lettre de Baard à CK du 26 mai 1932). La ville accepta officiellement
l’œuvre pour le musée le 26 avril 1934 (correspondance in archives
Gard-Kickert).