VI - Talent reconnu > Dévouement de van Deene
Ces déconvenues n’enlevèrent rien au dévouement de van Deene envers
Kickert, ni à la fidélité de sa reconnaissance. C’est ainsi qu’il
consacra, tout au long de l’année, du temps, de la peine et de
l’imagination pour faire admettre deux de ses natures mortes au musée
d’Amsterdam. L’affaire était complexe. Van Deene, persuadé que ce musée
n’avait ni les moyens, ni le désir d’acheter ces œuvres et que leur don
par Conrad pourrait lui valoir l’affront d’un refus, avait recherché un
biais : un collectionneur les achèterait, moyennant un prix de
faveur et les confierait aux Collections nationales en prêt de longue
durée, formule très prisée par l’Etat néerlandais qui enrichissait
ainsi ses musées sans bourse délier et sans engagement définitif. Le
plan de van Deene avait même été agrémenté d’une disposition destinée à
rendre l’opération plus opaque. L’acquéreur prêterait ses toiles à un
groupement existant et de bonne réputation dont le nom même déclinait
abondamment le but : "Association pour la formation d’une
collection d’art contemporain à exposer en public à Amsterdam". Les
prêts de cet organisme occupaient déjà une petite salle au Rijksmuseum.
Plusieurs obstacles devaient être franchis : trouver ce
collectionneur sacrifiant de l’argent pour des toiles dont il serait
privé pendant dix ans, faire admettre cet homme au sein de
l’association visée ci-dessus, convaincre cette dernière de proposer
les natures mortes en prêt à l’Etat, décider le musée d’Amsterdam à
accueillir ce dépôt. Niehaus s’employait à travailler l’opinion par sa
plume (1) ; van Deene faisait
le siège des critiques et personnalités qui fréquentaient sa galerie.
D’autre part, il lui fallait mettre Conrad dans son jeu, ce qui,
paradoxalement, n’était pas la moindre affaire. Conrad n’avait pas une
haute opinion de l’association à laquelle on devait proposer ses
œuvres ; dans un article qu’il avait donné à Onze Kunst en 1910, il en fustigeait les administrateurs tout embourbés dans Barbizon et l’École de La Haye (2).
Steenhoff, sous-directeur du département peinture au Rijksmuseum, qui
appréciait Kickert, s’y trouvait un peu en porte-à-faux car son goût
pour la modernité choquait ses collègues et son supérieur. Aussi,
Kickert songeait-il à retirer les trois œuvres, un dessin de Picasso,
une huile de Braque et une autre de Le Fauconnier, prêtées par lui au
Rijksmuseum en 1911 (3), ce
qui, évidemment, aurait ruiné le projet concernant le prêt de ses
propres natures mortes. Van Deene, ayant réussi à empêcher cette
initiative malencontreuse de Conrad, continua son patient travail
d’approche. Le directeur du Rijksmuseum finit par s’intéresser au prêt
des deux natures mortes mais avec une sage lenteur qui repoussa le
dénouement jusqu’en 1925 pour "les Poissons" (4) et au-delà pour "le Lapin Blanc" , deux toiles qui faisaient pourtant pendants par le sujet et par
la taille. L’acquéreur des œuvres, M. Naezer, en avait du moins payé le
prix, assez symbolique, de trois cent cinquante florins, en plusieurs
fois. Mais pour être consolé de s’en séparer, il comptait recevoir en
prime un petit tableau (5).
Il n’y eut de la part de van Deene envers Conrad qu’une fausse note,
due à la campagne malveillante dont certains poursuivaient Kickert aux
Pays-Bas. Il écrivit à Conrad le 26 août : "Il semblerait que tu
t’es fait un tort considérable avec ce que tu as fait dans cette maison
aristocratique du Keizersgracht. La semaine dernière encore, quelqu’un
m’a dit : "Au fond, c’était là un simple marchand de
tableaux ! Il battait la grosse caisse ! etc. etc." C’est
terriblement ennuyeux. On dirait que les gens ne peuvent pas oublier.
Si je prononce seulement ton nom, on y ajoute le Moderne Kunstkring".
(1) : Depuis un moment déjà : cf. article signé K.N. in de Telegraaf du 13 septembre 1923.
(2) : Article cité par Judith Wesseling dans sa thèse présentée à l'université d'Utrecht en 1995.
(3) : Le reçu concernant le
Picasso et le Braque, daté du 27 décembre 1911 (archives Gard-Kickert),
est établi au nom du Moderne Kunstkring, mais CK, qui avait payé ces
œuvres avec ses deniers, renonça ensuite à cacher sa générosité
derrière le nom de cette association dont, de plus, il assumait toutes
les dépenses.
(4) : Le bulletin du
Rijksmuseum pour l'année 1925 fait mention de ce prêt à l'Etat par M.
Naezer et du placement de la toile au musée d'Arnhem (Opus 23-24).
(5) : Sur cet épisode, cf. correspondance entre van Deene et CK, années 1924 et 1925 (passim), (archives Gard-Kickert).