VII - L'étau financier se desserre > Conrad rédige ses "Opinions"
L’année se trouva évidemment scindée en deux parties, la première
correspondant à ce qu’on a appelé "la drôle de guerre" et la seconde
qui commence au début de mai avec l’offensive allemande déclanchée
simultanément contre les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique et la
France, l’envahissement de ces pays en quelques semaines et leur
occupation par l’armée allemande.
Au long du premier trimestre, Kickert fut privé de ses amis français,
pour la plupart appelés au sein des armées, et se consacra aux
portraits d’Else et de Floris van Pallandt, à celui de Mrs Mary Whinney (1) (la fille d’un amiral anglais qui continuait avec flegme à Paris, son éducation artistique), à celui de sa fille Titanne (2) , à deux autoportraits et tout de même à l’effigie du capitaine Puynesge (3)
qui pouvait de temps en temps quitter son cantonnement de la Sarthe. Il
exécuta environ cinq natures mortes dont une de fleurs, un des sujets
recherchés par "les Amis de Conrad" et deux paysages "le Jardin de Sevenster sous la neige" (4) et "Au Vésinet" (5) ce qui ne l’entraîna pas plus loin qu’aux environs de Paris.
A peine quinze tableaux en six mois, un ralentissement de la faculté
créatrice de Kickert. En revanche, au long de ce semestre, le peintre
mit par écrit ses idées sur l’art de la peinture, traitant
successivement de la conception de l’œuvre, de la technique employée
pour sa réalisation, du métier de peintre. On se souviendra à propos de
la technique, qu’il avait déjà publié dans le numéro de mai 1922 de
l’Amour de l’art (6), un article sur ce sujet qui fut remarqué à l’époque (7).
Il en reprit l’essentiel en 1940. Mais pour les parties consacrées à la
Conception et au Peintre, Kickert, bénéficiant de l'approfondissement
qu'il avait apporté à ces questions par la réflexion et l’expérience,
put les enrichir d'aspects fondamentaux. En exposant ses idées, il
répondait à sa vocation d’enseigner et à un désir de convaincre qu’il
manifestait sans cesse, oralement jusque-là. Mais il poursuivait en
même temps une autre fin. La biographie que Nesto Jacometti lui avait
consacrée restait inédite et Kickert l’aurait bien vue publiée en
annexe de ses réflexions (8).
Il prévoyait enfin d’illustrer ces deux textes par les reproductions de
cinquante de ses œuvres. Il nourrit longtemps ce projet, sans pouvoir
le faire aboutir.
Au début d’avril, s’était tenu un salon, regroupant les exposants habituels (9)
des Indépendants, des Tuileries et peut-être des Artistes français ou
de la Société nationale des beaux-arts. En cette période, réunir
beaucoup d’artistes eut été difficile et d’ailleurs inélégant envers
ceux qui avaient dû répondre à la mobilisation générale. Kickert tira
de son stock une œuvre de 1935 (10) qui pouvait intéresser des visiteurs aux goûts très différents. Sarradin (11) y trouva "une solide technique et un bel accent de couleur", tandis que René-Jean (12) signala la science du modelé de Conrad et vit, inexplicablement, dans sa "Négresse au masque rouge" une sœur de l’Olympia de Manet, "lointaine cependant" précisa-t-il.
Radio-Paris était à l’époque une des stations de radiodiffusion
(T.S.F.) les plus puissantes, ce qui fit que les Allemands après
l’armistice la placèrent sous leur complet contrôle. Avant ces jours
sombres, elle émettait des programmes variés, audibles jusqu’aux
Pays-Bas, et, pour certains, spécialement diffusés vers ce pays en
langue néerlandaise, dans un but évident de propagande française, une
action inspirée probablement par Jean Giraudoux qui avait été nommé, en
1939, commissaire à l’information par le gouvernement Daladier. Kickert
ne connaissait pas Giraudoux, pas plus que les gérants de Radio-Paris.
Pourtant, à l’instigation ou sous la recommandation d’on ne sait qui,
il fut chargé, au début d’avril, de commenter à Radio-Paris le Salon
unique pour les auditeurs hollandais. Kickert rédigea soigneusement son
texte (13) en néerlandais
avant de le lire au micro le vendredi 12 avril. Mais il se montre très
adroit dans son rôle de commentateur francophile, comme on pourra en
juger par son introduction :
"Malgré les misères de la guerre qui évidemment suscitent des
sentiments très forts comme le courage, l’enthousiasme et l’amour pour
notre civilisation, cette civilisation vit par elle-même, son cœur bat,
elle se perpétue. Une des nombreuses et magnifiques preuves que ce
peuple ne baisse pas les bras, est la passion avec laquelle les
artistes continuent à créer, s’attachent à ce qui est impérissable,
éternel, maintiennent leurs puissantes visions ou leurs doux rêves au
milieu de l’émotion de ce temps. Et la meilleure des preuves est qu’ils
ont le courage de le montrer – oui, maintenant – dans une manifestation
pleine de vie, de diversité, de talents (qu’ils ont appelé Salon 1940),
en plein Paris. Indéniablement, la peinture française après la mort de
Rembrandt, est devenue depuis Watteau, la première dans le monde et
l’est restée, même si des Hollandais aussi, à condition qu’ils soient
venus en France – nous pensons à Ary Scheffer, Jongkind, van Gogh et
van Dongen – sont restés les plus grands, à côté des Français, dans les
rangs des étrangers. Avec son hospitalité habituelle, le Comité du
Salon 1940, bien que la sélection soit sévère, a donné une place aux
étrangers établis ici et reconnus...".
A la fin de mai, "les Amis de Conrad" avaient versé à leur peintre onze
mille deux cents francs, ce qui ne correspondait pas à un fléchissement
de leur intérêt, mais aux difficultés qu’avait l’association à les
joindre. Kickert avait mis en dépôt à la disposition du comité, assez
d’œuvres de 1939 pour répondre à leurs demandes et en avait ajouté
d’autres qui, de toutes façons jugea-t-il, seraient aussi bien sous
leur garde que dans son atelier. Dans cette dernière précaution il faut
voir sa crainte d’une aggravation de la situation militaire. Le même
souci le conduisit à envoyer sa fille rejoindre ses amies Lise et
Marie-Claire Osterlind qui bénéficiaient à Alès de la merveilleuse
hospitalité d’une amie dévouée, Esther Sandoz.
(1) : "Mrs Mary Whinney" 1940 (73 x 60 cm) Opus 40-01.
(2) : "Anne K" ou "Anne au chandail jaune" 1940 (65 x 54 cm) Opus 40-05.
(3) : "Jean Puynesge de Saint-Priest" 1940 (92 x 73 cm) Opus 40-10.
(4) : "Le Jardin de Sevenster" 1940 (73 x 60 cm) Opus 40-11.
(5) : "Au Vésinet" 1940 (73 x 60 cm) Opus A.40-15.
(6) : Revue mensuelle dirigée par
Louis Vauxcelles et dont le secrétaire général était Waldemar George.
Sa périodicité était moins serrée à l’origine, car elle ne publiait en
mai 1922 que son cinquième numéro alors qu’elle avait entamée sa
troisième année d’existence.
(7) : Cf. supra, année 1922, p. 150 : "la Technique de la peinture à l'huile".
(8) : Qu’il avait d’abord baptisées "Théories", un titre auquel il préféra ensuite celui "d'Opinions".
(9) : Sur le Salon unique cf. supra, année 1926, p. 226.
(10) : Intitulée "le Masque nègre" ou "la Négresse au masque rouge" (81 x 100 cm) Opus 35-04.
(11) : In le Journal des débats du 7 avril.
(12) : In le Temps du 4 avril.
(13) : Retrouvé dans ses archives.