IX - Adopté par l'Auvergne > Conrad croque la gentry
Ces indications quantitatives rendent compte de l’ardeur au travail de
Kickert, mais l’ouvrage accompli apparaîtra mieux en évoquant
quelques-uns des tableaux réalisés. Il peignit, dans une tonalité
sombre, deux autoportraits : un exercice très fréquent dans son
œuvre, d’une part en raison de l’intérêt du sujet, traité et répété par
de grands peintres, d’autre part parce qu’il permet de travailler même
si l’on manque de modèle pour peu qu’on dispose d’un miroir. Il fit
aussi deux portraits de sa fille dont l’un la représente assise (1),
revêtue d’un manteau de fourrure grise dont elle est visiblement fière
parce qu’elle n’avait porté auparavant que des vêtements de drap. Cette
fourrure d’un prix modique – elle ne provenait pas de chinchillas du
Pérou, mais de pensionnaires d’un clapier auvergnat – n’était pas
soumise aux tickets rationnant les produits textiles. Ces
considérations n’affectent certes pas le bonheur de la demoiselle qui
de sa main fine, tient son col fermé pour profiter au maximum de la
chaleur et de la douceur du vêtement.
Cinq ou six élèves furent représentés par le maître, au travail debout
devant leur chevalet, ou bien assis, l’un lisant, une autre, une jeune
fille, avec un turban ou une écharpe pour rehausser le tableau d’une
touche de couleur vive ; deux autres jeunes filles portant la
coiffe et le costume régional, une politesse envers le pays d’accueil (2) . Posa aussi l’épouse du directeur des haras : Marie de Forbin, vicomtesse d’Orléans (3) , présente avec simplicité, sous un chapeau comme on n’en fait
plus, ses traits affinés par des siècles de noblesse et émaciés par les
privations de l’époque ; elle se tient le buste redressé avec une
roideur pourtant si naturelle qu’elle aurait pu, au besoin, poser
indéfiniment sans fatigue. Il représenta un colonel de chasseurs alpins (4) en uniforme, avec épaulettes, tunique couverte de
décorations : la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, la
Croix de guerre enrichie de palmes et trois rangs superposés de
médailles glanées sur des terres lointaines ; la taille est encore
mince, une main gantée de blanc empoigne le fourreau d'une épée à la
poignée damasquinée d’où pend un gland doré, l’autre main tient le képi
car l’officier est nu-tête, le haut front dégarni, les tempes
blanchies, mais les crocs de la moustache encore poivre et sel ;
la position du bras droit marque un peu de raideur provenant d’une
ancienne blessure, ce qui n’enlève rien à la superbe prestance du
modèle. Dans ce portrait, Conrad, sans se relâcher de sa rigueur, ni
même de sa capacité critique, a voulu rendre hommage, à travers ce
modèle, à la génération qui sacrifia entre août 1914 et novembre 1918,
la vie de trois millions et quelques centaines de milliers de soldats
en additionnant les pertes des deux camps, pour n’obtenir finalement
qu’une trêve de vingt ans.
Il peignit aussi des nus soit dans des compositions à plusieurs
personnages comme l’année précédente, soit isolés. Même dans ce dernier
cas, il ne voulut pas que le nu se contentât de montrer une belle
anatomie dans une position valorisante, mais que son corps exprimât une
émotion. Sa plus belle réussite dans ce domaine montrait une femme en
proie au désespoir, enfouissant sa face dans son bras replié, les reins
tordus, nue au bord d’une côte rocheuse . Dans la tradition classique,
il rattacha le sujet à une héroïne célèbre pour avoir vécu une
péripétie douloureuse et choisit de la baptiser Ariane (5) . Rien ne pouvait être plus parlant que le nom de cette
malheureuse abandonnée sur un rivage par son amant Thésée qui lui
devait pourtant son évasion du Labyrinthe grâce au stratagème du fil
déroulé.
Parmi la quinzaine de natures mortes réalisées dans l’année, il est bon de signaler un bouquet (6)
d’œillets, tulipes et iris dont on distingue les tiges à travers
les parois du vase en verre fumé et dont les corolles éclatent dans une
explosion de couleurs sur un fond très foncé ; la touche est aussi
large que rapide, très moderne, sans pourtant déranger une ordonnance
qui fait penser aux maîtres hollandais du XVIIème siècle. Les mêmes
fleurs se retrouvent dans ce qu’on nomme une "vanité", un tableau
destiné à rappeler le caractère passager de l’homme et de ce qui
l’entoure ; à côté de fleurs, on y voit un crâne humain, un livre
ouvert, un couteau, un chandelier dont l’image se répète dans un miroir (7). Kickert avait déjà peint la même année ce crâne à la mâchoire édentée (8),
posé sur un coussin et il l’utilisa deux fois ultérieurement. Il était
entré en possession de cet objet l’année même, on ignore à quelle
occasion. Il le peignit parce que c’était certes picturalement
intéressant, mais le fait qu’il revint sur ce sujet, traduit sans doute
une humeur assombrie par ces temps tragiques qui s’éternisaient.
Faut-il trouver la même cause à la proportion surprenante de paysages
d’hiver aux ciels menaçants, de routes glissantes ? Ou n’y voir
que le hasard qui régit ses déplacements vers Thiézac ? Kickert
exploita ce qu’il avait vu et, pour ainsi dire, vécu dans une œuvre
peinte en atelier – et de ce fait de grand format (9)
– qui montrait la gorge vertigineuse creusée par la Cère, coupée à
mi-hauteur par la ligne horizontale que trace le parapet de la route.
(1) : "Anne Kickert en fourrure grise" 1944 (81 x 65 cm) Opus 44-07.
(2) : "Aurillacoise" 1944 (73 x 60 cm) Opus A.44-46, coll. des musées nationaux des Pays-Bas ;
"Auvergnate" 1943 (46 x 38 cm) Opus C.43-50.
(3) : "Marie de Forbin, vicomtesse d'Orléans" 1944 (81 x 65 cm) Opus 44-24.
(4) : "Colonel Victor Gard" 1944 (92 x 73 cm) Opus 44-29.
(5) : "Ariadne" 1944 (97 x
130 cm) Opus 44-05, qu’il orthographia à l’ancienne Ariadne. CK
peignit la mer de mémoire, mais les rochers sont ceux du Cantal !
(6) : "Fleurs" 1944 (61 x 50 cm) Opus 44-27.
(7) : "Vanité" 1944 (73 x 60 cm) Opus 44-06.
(8) : "Tête de mort" 1944 (46 x 55 cm) Opus 44-14.
(9) :"Pas de la Cère" 1944
(100 x 81 cm) Opus 44-22 (intitulé ainsi d’une façon fautive par
CK, en réalité il s’agit du Pas-de-Compaing, voisins sur la même
rivière, le premier en aval, l’autre en amont de Thiézac).