IX - Adopté par l'Auvergne > Exposition au musée d'Aurillac
Il trouva aussi le temps de remettre sur le métier le texte de ses
"Opinions" qu’il enrichit de réflexions sur le rôle et les devoirs du
peintre, sur la finalité de l’œuvre d’art et les exigences qui en
dérivent. A partir de là, il tenta d’expliquer en quoi les grands
artistes avaient été si grands et risqua quelques comparaisons
iconoclastes avec nos gloires contemporaines.
En dépit de cette activité il menait une vie sociale aussi riche que
variée. Plusieurs fois invité à dîner par le préfet du Cantal, il
participait aussi à quelques réceptions officielles (comme celle donnée
pour accueillir le nouvel évêque de Saint-Flour (1)).
Il recevait -généralement sans interrompre son travail – nombre de
visiteurs habituels : Pierre Croizet, un architecte qui avait
construit la plus récente, mais la plus grande des églises d’Aurillac,
le Sacré-Cœur, et qui exerçait la charge de conservateur du musée de la
ville ; l’abbé François Peschaud, directeur du collège
Saint-Géraud dont l’internat abritait des enfants de tout le Cantal et
de départements voisins ; un magistrat local ; un réfugié
d’Europe Centrale qui s’appelait Soyka et qui était connu bien au-delà
de la France pour sa maîtrise au jeu d’échecs (ce qui laisse supposer
que parfois Kickert ne résistait pas à l’envie de poser sa palette pour
manier les pièces de ce jeu). Nous citons ces visiteurs parmi beaucoup
d’autres parce que Conrad fit le portrait de chacun de ceux-ci (2).
Ils avaient adopté, lorsqu’ils prenaient la pose, une tenue ou une
attitude caractéristique : l’architecte, son gros crayon rouge
entre les doigts et, à portée de main, règle, équerre et té ;
l’ecclésiastique, portant le rochet de chanoine, son bréviaire à la
main ; le juge revêtu de sa toge avec la ceinture bleu ciel, sur
fond de tapisserie du palais de justice ; le joueur d’échecs
maniant la pièce qui va faire mat l’adversaire assis en face de lui.
Tous ces portraits furent exécutés durant le premier semestre. A la
même époque, Kickert peignit des paysages dans la périphérie d’Aurillac
et plusieurs natures mortes de fleurs ou d’objets familiers dans son
atelier. Pour d’autres paysages, il dut attendre le printemps avant de
retrouver Thiézac et la vallée de la Cère qui, l’été précédent,
l’avaient enchanté. En mai et juin, il put en fixer quelques aspects
d’autant plus intéressants que le printemps dure peu en haute Auvergne
où la neige retombe fréquemment en avril sur celle de l’hiver qui n’a
pas fini de fondre.
Mais il dut regagner Aurillac pour préparer une exposition particulière
de soixante œuvres prévue au musée de la ville du 16 juillet au 2 août.
Ses amis avaient formé un comité pour organiser cette manifestation,
sous le prétexte de fêter le soixantième anniversaire de Conrad (déjà
atteint par lui depuis novembre) et en avaient fixé la célébration à
l’époque où la fréquentation de la ville bat son plein. Ce comité avait
pour président d’honneur le préfet du Cantal et réunissait le chanoine
Peschaud, Pierre Accarie, secrétaire général de la préfecture, Pierre
Croizet, conservateur du musée, le juge d’instruction Pascal Medjian
; à ces personnalités s’étaient joints les principaux
collectionneurs d’œuvres de Kickert : André Canis de Thiézac, René
Fournier d’Aurillac et le patron d’un journal parisien, Léon Sor
réfugié dans le Cantal. Chacun des trois avait prêté quelques tableaux.
Kickert fournissait le reste peint en 1941 et au début de 1942 en
Charente (douze œuvres), et surtout fin 1942 et au premier semestre
1943 à Aurillac et à Thiézac. Toutes ces œuvres étaient répertoriées
par année de production dans un mince (3)
catalogue qui donnait seulement, en face d’un numéro (de un à
soixante), le titre de chaque tableau. Un astérisque signalait ceux qui
ne pouvaient pas être vendus : les portraits généralement et les
œuvres prêtées par un collectionneur, soit trente-cinq en tout.
Le bâtiment du musée ouvrait sur la rue du Collège par une magnifique
porte du XVIIème siècle, en bois sculpté, encadrée de colonnes
ouvragées et surmontée d’une corniche abritant une plaque de marbre
blanc gravée en grandes capitales du mot "MVSEE" avec la lettre U en
forme de V. Le décor se voulait donc solennel mais, comme il arrive
souvent aux locaux anciens, se révélait peu adapté à son rôle. Les
cimaises étaient défraîchies et mal éclairées. Kickert régla
l’accrochage des œuvres en tenant compte de ces inconvénients et
réussit à pallier ceux-ci en disposant des cloisons amovibles qu’il
orienta pour qu’elles puissent recevoir la lumière sous le meilleur
angle. En revanche, l’inauguration bénéficia d’un faste impressionnant
grâce au nombre et à l’importance des personnalités conviées et à la
qualité des discours. Celui que prononça le chanoine Peschaud eut
d’ailleurs l’honneur d’un tirage à part de la Revue de la Haute
Auvergne. En fin lettré, cet ecclésiastique trouva les mots justes pour
célébrer dans l’œuvre de Kickert, non seulement les portraits, paysages
et natures mortes, mais aussi "deux grandes compositions qui révèlent
la richesse de son imagination créatrice" et en toute simplicité,
évoqua une scène d’atelier montrant une élève assise à son chevalet "au
travail devant son modèle" (il s’agissait d’un nu) (4)
et un paysage "où des Nymphes prennent leurs ébats" (il
s’agissait cette fois d’un nu masculin de dos, en compagnie de trois
belles femmes qui n’avaient plus rien à ôter pour entrer dans l’eau du
Pas de Cère) (5) . Cette
dernière œuvre ne fut pas vendue, mais la précédente le fut à un
collectionneur d’Aurillac. Plusieurs paysages et natures mortes
trouvèrent aussi des acquéreurs peu après.
L’exposition d’Aurillac à peine terminée, une autre s’ouvrit à Confolens où Kickert envoya des "Tulipes" (6) qui furent achetées sur place, quinze mille francs (7).
Tout cela fort opportun car Kickert avait décidé de prendre à bail pour
son compte, à partir du 15 avril et pour mille francs par mois, la
totalité des ateliers du 31 et du 33 rue Boissonade dont il partageait
jusque-là la charge avec les Osterlind (8).
A Paris, au même moment, la galerie Parvillée montra une marine de
Conrad dans le cadre d’une exposition sur le thème de l’eau, une œuvre
extraite du stock de la rue Boissonade.
(1) : Le siège de l’évêché n’est pas
celui de la préfecture, une particularité partagée avec Sées dans
l’Orne, Saint-Claude dans le Jura, et Fréjus (jusqu’en 1957) dans le
Var.
(2) : "Portrait d’un architecte" 1943 (81 x 65 cm) Opus C.43-31, musée d’Aurillac ;
"le Chanoine Peschaud" 1943 (81 x 65 cm), Opus 43-15 ;
"le Juge M." 1943 (81 x 65 cm) Opus 43-05 ;
"Soyka joue et gagne" 1943 (65 x 81 cm) Opus 43-14.
(3) : A cause de la pénurie de papier qui sévissait à cette époque.
(4) : "Le Modèle" 1943 (92 x 73 cm) Opus C.43-39.
(5) : CK, conscient de ce que ce
rassemblement pouvait évoquer de luxurieux pour des esprits moins
éthérés que celui du chanoine, baptisa cette œuvre par la suite :
"le Pas-de-Cère n'en a jamais tant vu" 1943 (97 x 130 cm) Opus C.43-47.
(6) : "Tulipes" 1942 Opus A.42-41.
(7) : Il exposait en même temps à Confolens :
"Portrait de M. Rempnoulx du Vignaud" 1941 (73 x 60 cm) Opus 41-01 ;
"les Douves de La Pardoussie" 1941 (65 x 81 cm)
Opus 42-03 (CK écrivait souvent Pardoussie au lieu de Partoucie).
(8) : Ces derniers avaient
quitté les lieux pour un atelier et deux appartements en duplex au
sommet d’un immeuble du quai d’Orsay avec vue sur la Seine et la place
de la Concorde. Un agrément bien venu mais qui ne suffit pas à les
consoler de la perte de Nanic, le fils d’Anders, disparu en juin,
victime d’une maladie pulmonaire, alors qu’il commençait à révéler un
talent artistique de même qualité que celui de son père.