X - L'après-guerre > Inquiétude pour le loyer
Kickert avait bien raison de s’inquiéter pour son loyer. La crise du
logement était devenue si aiguë que le Parlement se convainquit de
relancer la construction immobilière en lui redonnant une rentabilité.
Ce fut l’objet de la loi du 1er septembre 1948. Les loyers furent
réévalués par la fixation d’un prix de base de cent soixante francs par
mètre carré. Les surfaces devaient être corrigées par un indice tenant
compte de la qualité de la construction de l’immeuble, de la luminosité
des pièces, des éléments de confort, etc. Tout cela devait être
constaté par des experts agréés à moins d’un accord entre le
propriétaire et le locataire. Le loyer ainsi calculé, évoluerait en
fonction de la hausse des prix et serait de plus majoré de semestre en
semestre d’un cinquième au moins du montant de base. Cette escalade
était prévue comme s’arrêtant à la fin de l’année 1954, date à laquelle
le législateur pensait que le rattrapage serait terminé.
La propriétaire de Kickert lui proposa, par lettre recommandée, un
accord sur une base de départ de vingt-cinq mille francs (au lieu des
dix mille de 1947) et fit le calcul des augmentations semestrielles
subséquentes. Le loyer de Kickert aurait décuplé en quelques années sur
ces bases. Kickert discuta et obtint des concessions importantes.
Malgré tout, l’âge d’or était bel et bien terminé pour le locataire.
Son loyer annuel de la rue Boissonade aurait atteint, en 1954, un
montant six fois plus élevé que celui convenu dans son bail de 1947, en
escomptant une hausse modérée du coût de la vie dans l’intervalle. Les
faits démentirent cette hypothèse, si bien que dès la fin de l’année
1949, ce loyer avait déjà triplé. Les ressources de Kickert ne purent
faire face à cette rude épreuve : au printemps déjà madame Passet,
la propriétaire, dut le rappeler à l’ordre pour son retard à
s’acquitter du terme d’avril. Si l’on considère que son atelier lui
servait à la fois de logement, de lieu de travail et de local
d’enseignement, qu’il abritait, outre le stock considérable de ses
propres œuvres, sa collection personnelle de tableaux où se trouvaient
représentés d’excellents collègues tant français (tels Gromaire et Le
Fauconnier), que néerlandais (tel Mondrian), si l’on songe enfin au
mobilier hollandais ancien qui meublait son salon et sa bibliothèque,
on comprendra les angoisses de Kickert devant le risque d’expulsion que
son manque d’argent lui faisait courir si fréquemment.
Le mariage de sa fille Anne avec un garçon "comme il faut", de plus
"promis à un bel avenir", comme l’on disait à cette époque, dut le
satisfaire. Il connaissait déjà ce jeune homme qui avait fait partie,
en 1943, du groupe très choisi auquel Anne s’était agrégée à Aurillac
et surtout parce que depuis 1946, il venait souvent le mercredi soir
admirer sa peinture. Lorsque le "futur" vint cérémonieusement lui
demander la main de sa fille (c’était encore l’usage !), le
maître, qui n’avait rien soupçonné jusque-là, laissa échapper un peu de
dépit : "Ah ! vous ne veniez pas ici seulement pour ma peinture !".
Kickert donna son agrément et prépara en quelque sorte l’avenir du
projet, en commençant le portrait de son futur gendre dans la même
dimension que celui qu’il avait peint d’Anne lisant un livre, l’année
précédente (1). Comme elle y
figurait, tournée de trois quarts vers la droite, il représenta son
fiancé de trois quarts vers la gauche, car deux effigies faisant
pendant désignent un couple si les intéressés sont tournés l’un vers
l’autre. Puisque Madame lisait, il était convenable que Monsieur fût
occupé aussi à quelque chose. "Savez-vous jouer aux échecs ?" demanda Conrad. "Très bien"
répondit le jeune homme qui savait juste comment on déplaçait les
pièces, mais voulait manifester bonne volonté et empressement. Il se
trouva donc devant un échiquier, avec l’avantage de jouer avec les
blancs. Conrad, d’une force certaine à ce jeu (il fit une fois partie
nulle avec Tartakover, grand maître international), était ravi de faire
une partie tout en peignant. Il se sentait de plus en plus proche d’un
garçon qui pourrait lui servir fréquemment de partenaire. Ce dernier
avança résolument de deux cases son pion central, car il avait vu, à
l’occasion, que cela se faisait ainsi au premier coup. Comme il n’en
savait pas plus long, son coup suivant fut hasardeux et le troisième,
pire encore. Kickert ne reconnaissant aucune des ouvertures classiques,
évalua la position de son jeune partenaire et vit qu’il allait au
désastre. "Peut-être, lui dit-il, n’ai-je pas bien compris votre réponse tout à l’heure".
Cela n’avait finalement pas tellement d’importance à ses yeux : le
modèle, avec son haut front et son expression concentrée, représentait
avec assez de vraisemblance un joueur d’échecs. Comme l’esquisse
démarrait bien, Conrad s’absorba dans son travail, espaça ses
interventions sur l’échiquier, si bien que la partie durait encore
lorsqu’il fut temps d’abandonner la pose. Pour les séances suivantes,
la partie interrompue en resta là. Lorsque les fiançailles furent
officielles, le portrait terminé (2) fut installé en face de celui d’Anne dans la bibliothèque de Kickert.
(1) : "Ick kick quick" 1948 (81 x 73
cm) Opus C.48-08 ; ce titre que CK avait choisi pour le portrait
de sa fille, n’était autre que la devise de la famille Kickert qui peut
se traduire par "Qui s’y frotte s’y pique".
(2) : "Lucien Gard jouant aux échecs" 1949 (81 x 73 cm) Opus 49-08.