XI - Synthèses > Michel de Monténégro
Un autre ami de Conrad, un Monténégrin, n’était pas n’importe qui non
plus puisqu'il s'agissait du prince héritier du Monténégro. Il y a si
loin entre son titre et le dénuement dans lequel il vivait que cela
demande une explication. Lorsque Kickert le rencontra pour la première
fois, le prince finissait son café dans un restaurant de Montparnasse,
non loin de la place Denfert-Rochereau. L’établissement était bondé, si
bien que Conrad, peu disposé à attendre, demanda au prince la
permission de s’asseoir à sa table, ce que ce dernier accepta
aimablement. Kickert ne soupçonna rien de son identité princière, mais
fut pourtant frappé par l’aisance de ses manières qui cadrait mal avec
ses vêtements fatigués. A l’occasion de rencontres ultérieures, Kickert
en apprit davantage sur lui. La famille de Michel remontait aux
princes-évêques de Monténégro qui se succédèrent de cousin en cousin ou
d’oncle à neveu de 1697 à 1851. A cette dernière date, l’un d’eux se
fit reconnaître comme prince laïc avant d’être assassiné en 1860 ;
à sa mort, son successeur, issu de la même lignée, reprit le titre de
prince, puis en 1910, à l’âge de soixante-dix ans, fut proclamé roi de
Monténégro sous le nom de Nicolas 1er. Il fut déchu de cette fonction
en 1918 par un conseil national hâtivement formé qui incorpora le
Monténégro dans un royaume des Serbes, Slovènes et Croates sous le
gouvernement des Karadjordjevic. Cet ensemble fut baptisé ensuite
Yougoslavie. L’union entre des populations différentes était précaire
et le roi Alexandre 1er de Yougoslavie fut assassiné à Marseille en
1934 au cours d’une visite officielle en France, par des opposants du
groupe croate des Oustachi. En 1941, son successeur, Pierre II, conclut
un pacte avec l’Union Soviétique dont le résultat immédiat fut
l’invasion du pays par les Allemands. Ceux-ci jugèrent bon de découper
la Yougoslavie en trois états : Croatie, Serbie et Monténégro. Ils
voulurent consolider ces Etats et, pour le Monténégro, recherchèrent
une personnalité à placer au pouvoir et apte à recueillir une adhésion
populaire. Ils découvrirent à Paris le Prince Michel, petit-fils de
Nicolas, le dernier souverain du Monténégro indépendant. Alors que déjà
s’organisait là-bas une Résistance contre l’occupation allemande,
l’idée de restaurer l’ancienne monarchie ne manquait pas d’habileté. En
Croatie, les Nazis avaient obtenu le concours des Oustachi. Mais le
prince Michel ne voulait en rien apporter son soutien à l’Allemagne
hitlérienne et repoussa l’offre qu’on lui fit. Elle lui fut renouvelée
plusieurs fois sans ébranler sa décision. Les Allemands l’arrêtèrent
alors et le mirent sous bonne garde au loin. Six mois après qu’il eut
été libéré par les Alliés, en mai 1945, une République yougoslave fut
proclamée sous le gouvernement communiste de Tito. Michel devait
essayer de survivre à Paris. Son passé ne lui valut aucun droit, même
s’il lui attira des sympathies ; l’éducation que ses parents lui
avaient fait donner dans un collège anglais ne suffisait pas non plus à
lui assurer des moyens d’existence. Pourtant la Maison de Savoie à
laquelle sa mère était alliée, avait, à la mort de celle-ci, pris
l’engagement de lui verser une rente. En fait, le chef de cette Maison
limita strictement cette libéralité au montant fixé en lires italiennes
à l’origine. Au fur et à mesure de l’érosion de cette monnaie, sa
valeur tomba jusqu’au prix d’achat de quelques paquets de cigarettes.
Un secours très partiel lui était venu entre temps de la République
française qui montra là une louable perspicacité. La préfecture de
police connaissait l’existence de Michel Petrovitch-Niegosh à qui elle
avait délivré une carte de résident privilégié, renouvelable tous les
dix ans. Bien que le prince ne s’en soit jamais aperçu, il devait être
suivi du coin de l’œil par le service des renseignements généraux
puisqu'il fut sollicité, un jour, pour une tâche administrative à la
préfecture de police. Il s’agissait de collationner les documents
fournis par les nationaux des Balkans, ce qui demandait une
compréhension des textes écrits en plusieurs langues slaves. La
rémunération était faible, en revanche la mission n’exigeait pas une
assiduité quotidienne. Une place pour s’asseoir et travailler lui était
juste réservée dans un bureau occupé par deux ou trois autres employés.
Ces collègues, en raison de la consonance slave de son nom, ne
s’étonnèrent pas qu’il fût chargé de ce travail, mais ils ignorèrent ce
que cachait son état-civil. Le travail, très léger au début,
s’intensifia lorsqu’un flux d’immigration yougoslave s’établit au
milieu des années cinquante. Michel exécuta sa tâche – qui ne
comportait pas de contact avec les étrangers concernés – avec
conscience.
Evidemment les Anglais avaient hébergé avec plus de faste, entre 1936
et 1941, l’empereur Haïlé Sélassié, chassé d’Ethiopie par la conquête
italienne, avant de le rétablir comme négus. La France avait des visées
moins ambitieuses à propos du prince Michel, mais elle avait tout de
même conservé une carte en main dans l’hypothèse d’une évolution de la
situation en Yougoslavie. Ce qui se passe maintenant dans ce pays,
signes avant-coureurs d’une décomposition qui aurait pu être décelée
plus tôt (1), montre qu’elle avait eu raison d’anticiper.
Pour le présent, cet emploi modeste garantissait à Michel de pouvoir
survivre dans l’anonymat. Sa rencontre avec Kickert lui procura des
richesses d’un genre différent, mais aussi nécessaires à son
épanouissement. Premier avantage : pouvoir s’exprimer avec
quelqu’un d’un niveau de culture comparable au sien. Un deuxième :
se confier à un homme, son aîné de plus de vingt ans, habitué à
souffrir du manque d’argent sans que sa personnalité en soit en rien
atteinte, ni sa mission d’artiste, entravée. Un troisième : se
persuader que les décadents ne sont pas ceux qui ont tout perdu, mais
ceux qui se sont abaissés à tout gagner. La fréquentation de Conrad eut
sur Michel un effet plus énergique que celle de vingt
psychanalystes. Qu’il y eût chez Kickert un peu de vanité à présenter
"Son Altesse Royale etc." à ses visiteurs du mercredi soir, le résultat
en fut tout de même que Michel se réappropria son origine et son passé.
Cela n’entama pas sa modestie, d’autant que Conrad, qui l’avait pris en
affection, le traitait sévèrement. Il fut rabroué un jour parce qu’il
avait dérangé l’ordre sacro-saint dans lequel Conrad avait disposé des
documents et des photos. Il occupait, à ce moment-là, l’ancienne
chambre d’Anne, comme il le faisait de temps à autre lorsque le prix de
l’hôtel dépassait ses moyens. Kickert, découvrant le désordre impie,
l’appela en criant du pied de l’escalier vers le haut : "Monsieur
Petrovitch !" comme si sa faute l’avait déchu de son titre et même
de son prénom. Peu après, Michel se sentit néanmoins suffisamment
altesse royale pour accepter une invitation au mariage d’une princesse
de la Maison de Savoie, un genre de politesses qu’il refusait
systématiquement jusque-là. Après avoir résolu quelques problèmes pour
ses vêtements et ses frais de voyage, il retrouva les membres de sa
famille maternelle et quelques souverains ou anciens souverains invités
d’office. On lui avait assigné une place à côté de Farouk, le roi
d’Egypte récemment détrôné par Nasser. Michel pensa être compris par
quelqu’un qui avait subi le même sort que son grand-père et s’épancha
sur ses malheurs. Farouk qui avait, en fuyant Le Caire, retrouvé des
réserves en devises fortes dans des places financières inexpugnables,
essaya de lui remonter le moral : "Voyons, Prince, ne vous voyez
pas si malheureux !" Michel rencontra là une cousine de sa mère,
fort âgée, avec qui il partagea des souvenirs. La dame mourut deux ou
trois ans plus tard, léguant à Michel quelque argent, une ressource
inespérée qui le remit à flot pour un moment. En des périodes moins
fastes, il lui était arrivé d’emprunter à Conrad lorsque le maître
avait encaissé le montant d’une vente. Il se trouvait ainsi débiteur de
Kickert à la mort de ce dernier, une dette verbale évidemment, mais
Michel héritant d’une autre tante, une Anglaise, morte dix ans après
l’Italienne, eut pour premier soin de régler à la fille de Conrad cette
dette tout à fait inconnue d’elle.
(1) : Dès les années 1980, les
Monténégrins, toujours sous le contrôle yougoslave, réclamèrent à
l’Italie, où il était enterré, la dépouille de Nicolas 1er. Transporté
solennellement, le corps du souverain fut inhumé au Monténégro avec les
honneurs royaux, en présence de son descendant, Nicolas, le fils du
prince Michel.