XI - Synthèses > Les "Mercredi soirs"
Après le mariage de sa fille Anne qui jusque-là tenait le rôle de
maîtresse de maison, Kickert dut trouver de l’aide pour faire les
courses d’alimentation, préparer le repas copieux mais très simple du
déjeuner, faire blanchir son linge, repriser éventuellement ses
chaussettes, passer un chiffon ici ou là, ranger ce qui avait été
déplacé par les uns ou par les autres (1),
et enfin préparer l’orangeade, le porto (ou plutôt le banyuls), les
assiettes de biscuits ou de petits fours pour le mercredi soir.
Car le mercredi soir restait un usage si établi qu’il était connu de
toutes les relations de Conrad même à l’étranger ; pour mieux
dire : une tradition. Ce soir-là, son atelier était ouvert et il
se consacrait à recevoir ses visiteurs. Evidemment, il fallait se faire
connaître ou avoir quelques tenants ou aboutissants. Mais Kickert était
très accueillant, et ce qui faisait le charme de ces soirées, c’était
le mélange des nationalités, des professions, des âges et des milieux
sociaux. Il s’entendait à merveille à présenter les gens, à leur
trouver des points de rapprochement, à "faire prendre la mayonnaise".
Un soir, il avait placé dans le même coin un compositeur finlandais,
l’héritier d’un royaume balkanique, le représentant famélique d’un
journal hollandais qui n’en était pas moins jonkheer, un Américain
traducteur de romans français, un chef de tribu marocaine ; il
leur présenta un savant néerlandais, expert universel dans la mesure du
temps. Ce dernier se lança sur les heures et les jours chez les
Hittites ou les Sumériens ; il fut écouté avec attention, ce qui
s’expliquait pour le compositeur : les problèmes de mesure
devaient le concerner, pour le souverain dont les ancêtres avaient pu
légiférer sur le calendrier, pour le journaliste qui écoutait un
éminent compatriote, pour l’Américain en face de
"l’homme-qui-en-savait-le-plus-au-monde sur...", mais allez deviner que
le plus passionné allait être le Marocain ! il hochait
perpétuellement la tête pour marquer son approbation. Vers onze heures,
quelqu’un demandait à Kickert de montrer sa peinture, il se faisait un
peu prier, et puis, dans ses mains de géant blond, les cadres et les
tableaux voltigeaient pour prendre place sur l’énorme chevalet de
travail qu’il avait fabriqué lui-même (2). Dans ces occasions, les invités avaient eu accès à l’atelier qu’il se réservait d’habitude.
Les petites mains chargées des commissions et d’un peu de ménage etc,
se partageaient la tâche à deux la plupart du temps. L’une d’elles, que
nous appellerons Monique, resta hébergée rue Boissonade pendant plus de
douze ans. Elle était nourrie évidemment et de temps à autre invitait
un ami ou une amie aux frais de Kickert. Celui-ci peignit plusieurs
petits portraits d’elle. Elle se fit de l’argent de poche en allant
poser pour Gromaire qui s’entraînait parfois à fixer en traits rapides
un modèle changeant de position toutes les cinq ou dix minutes,
indépendamment de ce qu’il appelait ses gammes quotidiennes : des
hachures, des ronds, des carrés, etc, à main levée, avec une plume
trempée dans l’encre de Chine, car il voulait, en tant qu’artiste, être
servi par une main d’artisan parfaitement déliée ; ces exercices
et ses cahiers de dessins ont été donnés par son fils à la Bibliothèque
nationale qui conserve, en des milliers de feuillets, le témoignage de
cette conscience professionnelle et de cette modestie. Le Cubisme,
c’est aussi cela ! Le seul moment pénible pour Monique fut celui
où elle se trouva sous le contrôle d’une nouvelle venue qui avait
persuadé Kickert de ses origines de comtesse italienne, de ses dons à
régler la vie d’une maisonnée, de ses capacités à vendre ses œuvres
grâce à ses relations. L’expérience dura jusqu’à ce que Kickert,
partant en voyage aux Pays-Bas, eût confié à cette personne de l’argent
pour faire face aux frais de la maisonnée. Quand il revint, elle avait
disparu, ayant emporté non seulement l’argent, mais une dizaine
d’œuvres de petit format. A cause de ce dernier forfait, Conrad déposa
une plainte à la police, malgré les faibles chances de récupérer ses
tableaux. Or la police retrouva la trace de la dame et, presque par
hasard, mit la main sur elle au jardin du Luxembourg à moins d’un
kilomètre de la rue Boissonade ! Les tableaux furent retrouvés
aussi, y compris le petit portrait d’une jeune niçoise portant un gros
nœud bleu dans les cheveux, auquel Kickert tenait beaucoup car il était
charmant (3).
Kickert fut lié longtemps avec deux personnages aussi remarquables que
pittoresques, qui n’étaient ni collègues, ni élèves, ni compatriotes,
ni Parisiens, ni Auvergnats ! Ils comptèrent pourtant au rang de
ses meilleurs amis : un Finlandais et un Monténégrin dont la
présence un mercredi soir, a été signalée ci-dessus.
Bengt de Törne, ami et disciple de Jean Sibelius, était considéré par
ce dernier comme le plus grand espoir pour l’avenir de la musique
finlandaise. Törne avait écrit plusieurs symphonies, des concertos et
des pièces pour soliste de divers instruments. La radiodiffusion
d’Helsinki avait fait enregistrer sur bande ses œuvres pour les
diffuser facilement. Il commençait à être connu en Italie, pays dont il
parlait la langue avec autant de facilité que le français et où il
était entré en relation avec d’éminents personnages (4).
Il espérait être apprécié un jour en France de la même façon. Conrad
l’y aida autant qu’il put, mais ses relations dans les milieux musicaux
étaient trop anciennes pour l’y introduire en tant que compositeur.
Néanmoins, au début des années cinquante, un concerto de Törne fut joué
à Paris, Salle Gaveau, sous la baguette d’Albert Wolff.
(1) : Rappelons-le, CK était
là-dessus presque maniaque : s’il avait placé un livre sur une
table, il devait y rester à l’emplacement et selon l’angle exact, et ce
n’était pas n’importe quel livre, mais, par exemple, celui dont la
couverture bleue répondait aux citrons posés dans le plat d’étain
voisin.
(2) : Cf. supra, année 1941, pp. 393-394 et les photographies pp. 480 et 512.
(3) : "Jeune Fille de Nice" 1946 (35 x 27 cm) Opus 46-20.
(4) : Cf. sa lettre à CK datée
d’Helsingfors, le 19 juin 1949, annonçant son prochain passage à
Paris : "Me voyant dans la nécessité d'indiquer dès à présent une
adresse postale, je me suis permis de donner la tienne. J’espère que tu
ne seras pas trop fâché si la marquise Presbitero, le duc de
Caffarelli, le professeur Vene, surintendant des monuments de Florence,
t’écrivent pour moi".