II - Cercle de l'art moderne > Les "Luministes" : Mondrian et Schelfhout hébergés chez Conrad Kickert
Les peintres néerlandais ne se montrèrent pas aussi enchantés par les
initiatives de Kickert. Ils lui devaient pourtant beaucoup depuis 1904
puisque, comme critique d’art, il avait encouragé leurs efforts, les
avait en quelque sorte portés sur les fonts baptismaux en utilisant à
leur sujet la dénomination de "luministes". Ils ne constituaient
pourtant pas véritablement une école nouvelle, faute d’une doctrine
nettement exprimée et d’une adhésion franche à des principes communs.
Kickert les avait accueillis à bras ouverts au MKK,
faisant tout pour les mettre en valeur : sa réputation de critique
d’art, ses relations et, autant que nécessaire, son argent. Puisqu’il
écornait sa fortune à leur profit, ils se sentaient associés à sa
campagne, approuvaient sans mot dire ses initiatives. A partir du
moment où d'autres en profitèrent, ils se jugèrent victimes d’un
détournement. Constatant soudain que Kickert régentait les invitations
au MKK, ils furent vexés.
Conrad pour sa part n’avait jamais eu l’intention d’imposer ses projets
du fait qu'il en assumait la charge. Il avait seulement une idée plus
exigeante que la leur du service dû à l’épanouissement d’un art sincère
et vivant. Pour servir sa conception, Conrad acceptait tous les
efforts. Sa découverte de l’art moderne en France, son ouverture
d’esprit qui le libérait des modes et des idées conventionnelles, son
aptitude à apprécier les hommes de talent quels que fussent leur âge,
leur nationalité, leurs convictions politiques ou autres, l’avaient
naturellement conduit à se passionner pour la découverte de peintres
aux idées modernes, en négligeant ceux qui géraient leur carrière comme
un fonds de commerce. A Paris, Conrad pouvait découvrir des peintres,
les approcher, les sélectionner et ensuite les inviter à exposer au MKK.
Du reste, c’est parmi les artistes néerlandais de Paris qu'il avait
commencé sa prospection, car beaucoup d’entre eux y habitaient, y
travaillaient et en général fréquentaient Kickert. Citons van Dongen (1), Otto van Rees (2), Jan Verhoeven (3), Petrus Alma et Jacob Bendien (4), sans oublier Ludovic (ou Louis) Schelfhout qui travaillait et même logeait (5) dans le propre atelier de Conrad, ni Piet Mondrian qui, en 1912 y fut hébergé aussi . A moins qu’ils n’y fussent hostiles, les Hollandais résidant aux Pays-Bas appartenaient déjà au MKK. Quelques Allemands travaillaient aussi à Paris comme Rudolf Levy (6) et Hermann Lissmann (7).
Conrad décida néanmoins de se rendre à Berlin en octobre 1912 pour y
rencontrer d’autres peintres allemands et spécialement
Schmidt-Rottluff : un succès puisque celui-ci envoya sept œuvres
au MKK le mois suivant.
Kickert découvrit d’autres peintres à Munich, c’est dans cette ville
qu’il avait rencontré Kandinsky et par ce dernier deux autres Russes.
C’est ainsi que Conrad sut convaincre les meilleurs de se joindre à la
manifestation d’Amsterdam. Nous avons vu ce groupe que Kickert
rassembla en 1911 autour de gloires établies comme Maurice Denis et
Odilon Redon nés bien avant Kickert, qu’il renforça par des artistes à
peine plus âgés que lui comme Manguin, Vlaminck, Jean Puy, Othon Friesz
et Raoul Dufy, ou par ses contemporains ayant à peine atteint la
trentaine : Georges Braque, André Derain, Le Fauconnier, Herbin,
Picasso. A ceux-ci, en 1912, s’adjoignirent Léger, Gleizes, Metzinger,
et en 1913, Luc-Albert Moreau et Segonzac. Ce fut aussi en 1913 que le
MKK accueillit de jeunes amis de Kickert ayant cinq à dix ans de moins
que lui : André Favory, Yves Alix et Marcel Gromaire.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les séjours de Conrad à
Amsterdam ou Zandvoort fussent limités dans ces années-là et qu’il
n’eut pas à rechercher l’avis des membres de l’association du MKK,
pas plus que celui de son bureau. En fait, à l’irruption subite de
nouveaux venus, les collègues néerlandais ajoutaient un autre
grief : la participation de Kickert lui-même à l’exposition du MKK 1913. Ils jugèrent qu’il y paradait, qu’il s’y étalait avec ses treize toiles. Huit d’entre elles s’intitulaient modestement "Esquisse pour..." ou "Etude de...", ce qu’ils considérèrent comme une finasserie, s’ajoutant à une inconvenance.
Pour comprendre le changement d’attitude de Kickert et sa large participation comme exposant au MKK, il faut retourner en France et revenir trois ans en arrière.
(1) : Rue Saulnier, n° 6.
(2) : Fleury-en-Bière (Seine et Marne).
(3) : Rue Girardon, n° 13.
(4) : Rue Perceval, n° 16.
(5) : Cet hébergement de Schelfhout
dura longtemps : d’abord rue Lhomond, puis 26 rue du Départ où CK
travaillait seulement tandis qu’il habitait, avec sa femme Mary et sa
fille Aleyda, dans une villa de Clamart (6 rue du Guet), puis, à partir
de l’automne 1911, 33 avenue du Maine et, à la fin de 1912, 110 rue
Denfert-Rochereau.
(6) : Avenue du Maine, n° 33, même adresse que CK.
(7) : Rue Froidevaux, n° 17.