IV - Aux Pays-Bas pendant la guerre > La collection de Conrad brave les sous-marins ennemis
Pour garnir le Keizersgracht de tableaux de qualité, Kickert recourut à
un moyen onéreux : faire venir du boulevard Raspail, outre
quelques-unes de ses toiles, sa collection de peinture privée dont on
a, plus haut, signalé l’importance. Les tableaux furent confiés par le
transitaire Robinot au bateau "Ary Scheffer". Le navire échappa au
torpillage des sous-marins allemands ; une faveur du sort, puisque
l’intention de Conrad était justement de combattre, par l’exposition de
ces œuvres, la propagande culturelle que l’Allemagne développait
activement aux Pays-Bas. Le "Ary Scheffer" ayant déchargé à Rotterdam
sa précieuse cargaison en fin d’année 1915, Conrad se préoccupa d’en
préparer l’exposition au Keizersgracht pour le début de 1916.
Kickert ouvrit le 23 janvier, une exposition franco-hollandaise, grâce
aux œuvres venues de France. Elle présentait soixante-quatorze
tableaux, dont quarante-neuf signés par cinq peintres français et
vingt-cinq par six Hollandais. Le déséquilibre provenait de la
participation prépondérante de Le Fauconnier avec vingt-trois œuvres
datées des années 1908 à 1915. Ce retour en force de Le Fauconnier
montrait que Kickert ne lui tenait pas rigueur de ses hésitations ou
tergiversations de 1915. Il manifeste aussi chez Le Fauconnier, le
désir d’asseoir le mieux possible sa position d’artiste aux Pays-Bas.
Il se devait pour cela de ne pas se mettre en opposition avec un
Kickert que son autorité en tant que critique d’art et la qualité de
ses relations imposaient comme le garant du succès. Le Fauconnier
recherchait aussi l’amitié du poète Vervey, et d’un amateur d’art
influent, Wolff Beffie, tous deux liés à Kickert. Le rang de chef de
file des cubistes de Montparnasse que Kickert, au MKK de 1912, avait
reconnu à Le Fauconnier, n’était plus pour ce dernier un appui
suffisant du fait que la guerre isolait la France des Pays-Bas, et,
surtout depuis que les cubistes de Montparnasse avaient en majorité
rejoint ceux de Montmartre, ou bien, comme Gleizes et Metzinger,
avaient pris leurs distances avec le chef de file. La présentation de
vingt-trois œuvres de Le Fauconnier, près d’un tiers des toiles de
l’exposition, le posait en guide et en modèle. La variété des sujets
confirmait sa maîtrise dans tous les genres, avec les huit vues de
Ploumanac’h (paysages ou marines) de 1908 et 1910, les trois portraits
de 1909 (dont "la Femme à l’eventail",
un des sommets de la collection Kickert), les deux portraits peints aux
Pays-Bas, l’un de 1914 et un travail préparatoire de 1915 pour le
portrait d’Albert Vervey, les neuf natures mortes de 1914 et "l'Allégorie pour la chasse"
de 1910. Des œuvres peintes par Le Fauconnier de 1911 à 1913 aucune ne
figurait puisque les toiles majeures de cette période avaient déjà
occupé les murs du Stedelijk Museum en ces trois années-là, qu’elles étaient donc désormais largement connues et qu’on était assez riche pour ne pas se répéter.