IV - Aux Pays-Bas pendant la guerre > Conrad Kickert invite Van Gogh
Cela éveille la curiosité. Qui se transforme en surprise en découvrant
dans les salons du Keizersgracht, un invité d’honneur. Après Cézanne en
1911, Gauguin en 1912, aucun n’avait été présenté au MKK de
1913. Se procurer des œuvres d’un grand ancien, est un exercice chaque
fois plus difficile. Or ce diable de Kickert expose en cet automne
1915, près de trente toiles et dessins de van Gogh ! Provenance
directe : la collection de Mme Johanna Bonger qui était devenue
veuve successivement de Theo van Gogh en 1891, puis du critique d’art
Gosschalk en 1912. Van Gogh n’était pas reconnu à l’époque comme il
l’est aujourd’hui (1). Cette
présentation correspondait donc très exactement aux intentions de
Kickert : montrer de l’art moderne de grande qualité, habituer le
public à le regarder et à le comprendre. Pour cela il avait fait un tri
judicieux dans les quelque cent soixante-quinze toiles de van Gogh que
possédait Johanna. Aussi pouvait-on apprécier les époques successives
de l’œuvre de Vincent à travers plusieurs de ses chefs-d’œuvre : "les Mangeurs de pommes de terre" peints à Nuenen vers 1884 (2), "le Pont à Arles" et les "Cyprès" de 1888, la "Piéta" de 1889 d'après Delacroix, "la Chambre à coucher" de Saint-Rémy de 1890, et deux "Tournesols", un sujet qui a hanté van Gogh depuis qu’il avait découvert la Provence, enfin des portraits, des bateaux, brossés ici ou là.
Kickert n’avait pas manqué de sélectionner aussi quelques dessins car
il les jugeait plus représentatifs encore du génie de van Gogh que ses
tableaux, par le naturel et la précision des attitudes de ses modèles
au travail ou au repos. On sait par la correspondance de Vincent avec
Theo, que van Gogh préférait de temps à autre adoucir ou vieillir ses
dessins et dans ce but, les mouillait avec du lait. Le même résultat
s’est produit pour beaucoup de ses œuvres peintes à l’huile, et sans
que cette fois van Gogh y ait été pour quelque chose. Kickert qui était
expert en matière de couleurs (3),
s’intéressait à leur aptitude à sécher, à rester stables dans leur ton,
à vieillir sans se craqueler, etc. Nous ignorons à quel stade en était
le vieillissement des toiles de van Gogh présentées en 1915 au MKK,
mais Conrad affirma plus tard que le jaune de chrome qu’employait van
Gogh abondamment et, si l’on peut dire, avec volupté, perdait une
partie de sa stridence au fil des décennies et prenait une nuance plus
dorée. Il était persuadé que les toiles de van Gogh (4) avaient bénéficié de ce phénomène. Pouvons-nous penser que, par exemple, les "Tournesols"
aient acquis un éclat plus modéré, plus délicat, que celui que van Gogh
leur donna à l’origine ? Le débat reste ouvert, la question
mériterait d’être éclairée par les investigations chimiques dont notre
science est maintenant capable.
Ce MKK présentait aussi des
peintres vivants, un autre but recherché par Kickert. Certes, des
défections devaient être regrettées. Conrad avait donc donné les
meilleures places à ses nouveaux compagnons ten Holt et Lau sans
oublier Weyand dont une toile monumentale occupait seule un panneau du
grand salon. Kickert exposait aussi sept ou huit de ses œuvres, mais en
bon maître de maison, s’était effacé devant ses invités, se contentant
de places modestes. Cette exposition inaugurait le nouvel espace dévolu
au MKK. Conrad avait agi vite et de son mieux. Cependant il n’avait pas montré tout ce qu’il eût souhaité présenter.
(1) : La première exposition
rétrospective de van Gogh avait eu lieu en 1905 au Stedelijk Museum
d’Amsterdam. En 1914, Johanna venait de faire éditer les lettres de
Vincent van Gogh à son frère Theo, qu’elle avait recueillies dans la
succession de son mari et qu’elle avait expurgées avant publication.
(2) : Ce chef d’œuvre est peu
apprécié des Français qui appellent les tableaux de cette époque les
"Van Gogh noirs" et qui, le plus souvent, reconnaissent van Gogh
seulement dans les œuvres d’Arles, de Saint-Rémy-de-Provence et
d’Auvers-sur-Oise.
(3) : Un sujet auquel il consacre un chapitre entier de son livret "Opinions" (inédit).
(4) : Dont certaines obtinrent en
vente publique à partir de 1990, des enchères supérieures à celles
d’œuvres de Picasso et de Rembrandt.