V - Epanouissement à Chevreuse > "La Belle Fermière" de Talou à Beaubourg
Entre temps le salon d'Automne s’était tenu au Grand Palais comme d’habitude (1). Conrad y exposait deux toiles : "la Belle Fermière" (2) et une nature morte (3). Cette dernière est rarement commentée, sauf par Tabarant (4) qui la juge "opulente" et par Soubeyre (5) qui, lui, s’enflamme : "une fastueuse nature morte de Conrad Kickert (celle que je préfère à toutes dans ce salon)". La quasi-totalité de la quarantaine de critiques qui citent Kickert s’intéresse à "la Belle Fermière". Deux ou trois soulignent une influence de Segonzac (6), encore que mesurée, surtout pour François Fosca qui écrit (7) : "l’influence
de Segonzac est manifeste dans ce salon ; mais plutôt que ceux qui
l’imitent avec une hâte grossière, tels que Gromaire, Alix ou Ramey, il
faut regarder ceux qui ne lui prennent que ce qu’il suffit, pour
fortifier leur propre talent. Conrad Kickert en est un excellent
exemple ; car sa Belle Fermière est une œuvre forte et drue, d’un
métier riche et sûr".
Quatre critiques se disent gênés par la présence trop envahissante du paysage (8), ce qui est bien possible, car la sensualité émanant d’un nu varie aux yeux de chacun. Or l’intensité charnelle de "la Belle Fermière" en a subjugué plusieurs… Tabarant (9) : "Et
enfin le puissant Conrad Kickert. Sa Belle Fermière, nu tout en force
étendu sur le décor d’un paysage aux tonalités riches, quasi charnelles
est l’un des grands envois de ce salon" ; F. Fosca (10)
: "Conrad Kickert dont on appréciait les paysages drus et solides, qui
semblent faits d’agate et de jaspe, nous donne cette fois un nu
puissant et nerveux, dans un paysage. Il l’intitule "la Belle
Fermière", et de fait elle est vraiment belle" ; Edmond Jaloux (11)
: "De Conrad Kickert, une femme couchée dans un paysage d’automne. La
femme est d’une belle richesse, dans sa maturité opulente et radieuse,
et les arbres, gratinés et saurs ont des colorations majestueuses qui
ne sont pas sans rappeler Monticelli". Tandis que Jean-Louis Vaudoyer (12) refuse de s’y laisser prendre, et note : "Salle VII. Le nu couché dans l’herbe de M. Conrad Kickert peint avec une verve solide et rusée".
Les autres critiques dans leur copieuse revue se contentent d’adjectifs
pour qualifier l’envoi de Kickert ; cela va de bon ou solide à
riche ou même somptueux.
Le destin de "la Belle Fermière"
fut le meilleur que son auteur pouvait espérer. M. Philipon, ancien
diplomate, comte du pape et surtout grand collectionneur, l’avait
achetée directement au peintre pour 2.500 francs alors qu’elle n’était
pas tout à fait terminée, tout en lui laissant la latitude de l’exposer
à l’Automne, pendant qu’il faisait aménager chez lui de savants éclairages pour la mettre en valeur (13), dans son château de Vertcœur (14).
Sa santé se détériorant, il régla ses affaires successorales et fit, en
septembre 1923, donation avec réserve d’usufruit au musée Guimet d’une collection de mille pièces de laques, jades et peintures d’Extrême-Orient ; et à l’Etat, qui les envoya au musée du Luxembourg, de trente-cinq toiles de Degas, Maurice Denis, Kickert, etc. et des sculptures, entre autres de Bourdelle et de Clesinger (15).
(1) : Du 1er novembre au 16 décembre 1922.
(2) : "La Belle Fermière"
1922 (155 x 115 cm) Opus A.22-19, collection du Musée national
d'art moderne, centre Georges-Pompidou, Paris.
(3) : "Devant ma cheminée"
1922 (87 x 112 cm) Opus A.22-31. Sur le destin de cette œuvre, cf.
infra, p. 154, note n° 50.
(4) : Tabarant (sous le pseudonyme de l'Imagier) in l'œuvre du 31 octobre 1922.
(5) : Soubeyre in la Nouvelle Revue du 15 novembre 1922.
(6) : Probablement le critique Schneeberger in Revue de l'époque. Et Roinard in la Petite Gironde du 29 novembre 1922.
(7) : François Fosca in les Marges du 15 décembre 1922.
(8) : Longnon in l'Action
française du 4 novembre 1922 ; Chavance in la Liberté du 31
octobre 1922 ; Thiébault-Sisson in le Temps du 31 octobre
1922 ; Soubeyre in la Nouvelle Revue du 5 novembre 1922.
(9) : Tabarant (sous le pseudonyme de l'Imagier) in l'œuvre du 31 octobre 1922.
(10) : François Fosca in la Revue hebdomadaire du 25 novembre 1922.
(11) : Edmond Jaloux in les Nouvelles littéraires du 8 novembre 1922.
(12) : Jean-Louis Vaudoyer in l'Echo de Paris du 2 novembre 1922.
(13) : Lettre du comte Philipon à CK du 1er novembre 1922 (archives Gard-Kickert).
(14) : Près de Magny-lès-Hameaux, 78470 Saint-Rémy-lès-Chevreuse.
(15) : Le Journal des débats
du 13 septembre 1923. Philipon avait fait don au musée du Luxembourg
des trois toiles de CK qu'il possédait. Ce musée abritait les toiles de
peintres étrangers appartenant à l'Etat ; il a été un temps
transféré au Jeu de paume ; sa collection est aujourd'hui
fusionnée avec celle des peintres français au Musée national d'art
moderne. Cf. aussi infra, année 1926, premier paragraphe, p. 215.